L’ART ET LA TECHNIQUE
Lorsque le
mot art est suivi d’un verbe à l’infinitif, l’art de soigner, de parler,
etc., il évoque tout type de
talent, d’habileté, de savoir faire. Il tient cette signification du latin ars
qui signifie « l’habileté acquise par l’étude ou la pratique ».
Les
grecs, dans l’antiquité employaient le terme de techné dont provient
celui de technique au même sens que le mot art suivi d’un verbe à l’infinitif
pour désigner tout savoir faire.
Tout savoir
faire se préoccupe d’ajuster une manière de faire au but qu’il poursuit ; quand on fabrique un outil, on ajuste sa
forme à sa fonction. Le principe de cet ajustement : un maximum
d’efficacité pour un minimum d’efforts, en un minimum de temps. La mise au point d’une technique, d’un procédé,
d’une méthode ainsi que celle d’un outil est une question de survie et
de confort par rapport à la tâche à effectuer,
l’action à accomplir.
Ce n’est qu’au 18ème siècle que le mot art n’a plus désigné que les beaux arts et les arts décoratifs. Les beaux arts comprennent la peinture, la sculpture, l’architecture, la musique et la littérature. Les arts décoratifs comprennent la fabrication de meubles de style, la tapisserie d’art, la peinture décorative, la poterie d’art, le travail du verre destiné aux objets décoratifs, l’art du vitrail. C’est alors le mot de technique qui a commencé à être utilisé pour désigner les outils, les instruments et les machines ainsi que les savoir faire se rapportant à l’exécution des tâches liées à la satisfaction de nos besoins.
L’artiste, l’ouvrier ( au sens de celui qui œuvre à une tâche ), le technicien ( qui met au point une méthode ou un outil ), l’artisan (qui fabrique des objets utilitaires, vêtements, meubles, récipients, etc. ) ont en commun de travailler des matériaux, de mettre en œuvre les « règles de son art », de les maîtriser jusqu’à la perfection. Il n’y a aucune différence de nature entre les gestes de l’artiste peintre et ceux du peintre en bâtiment ; ceux du sculpteur et ceux du tailleur de pierres, ceux du potier artisan et ceux du potier artiste, etc. L’artiste peintre et le peintre en bâtiment font appel aux mêmes connaissances d’ordre chimique ; le sculpteur et le tailleur de pierre aux mêmes connaissance concernant leurs matériaux. Les uns et les autres ajustent leurs techniques au but qu’ils poursuivent avec le même souci d’efficacité et de perfection.
® alors, qu’est-ce qui différencie l’art de la technique?
1) la conception de l’art ( au sens des beaux arts ) chez les philosophes grecs.
Rappelons qu’ils ne différentiaient pas l’art des
autres techniques. Ils se sont interrogés sur l’origine du savoir faire
humain : d’où vient le talent des hommes
de métiers et des inventeurs de techniques ?
· Platon va
chercher la réponse dans la mythologie,
dans le mythe de Prométhée, qui devant la faiblesse de la constitution humaine
par rapport aux animaux, dérobe pour eux aux dieux le savoir faire technique
ainsi que le feu ; mais les hommes sont encore démunis quant à
l’art d’organiser la vie en société, la science politique. A partir de cette réponse, il entreprend de
réfléchir sur la nature du savoir faire, en général auquel il manque la
science.
·Son maître Socrate, à qui les dieux ont fait savoir par l’intermédiaire du devin consulté par son ami Céréphon qu’il était « le plus sage des hommes » a cherché à comprendre ce qui faisait la supériorité de sa sagesse. Résultat de ce questionnement : contrairement aux hommes de métier qui possèdent seulement un savoir faire, Socrate a conscience de ne rien savoir faire de ses mains mais de s’interroger sur la véritable nature des choses et de désirer distinguer le vrai du faux, en particulier de s’interroger sur la nature du vrai bien et sur la véritable définition du juste, fondement de la science politique.
· Le disciple de Platon, Aristote, en analysant, par exemple, le savoir faire du
médecin, souligne qu’il sait par
hasard soigner une maladie ; il ne s’est pas interrogé sur ce qu’est
la santé ni si la santé est seulement un moyen de bien vivre ou entre dans la
définition du bonheur. Il estime donc que le
savoir est supérieure au savoir faire. Il admire
la capacité d’inventer des formes, de
l’architecte, par exemple. Quant à l’invention de techniques, il
approuve que les hommes cherchent à faciliter leurs tâches et à améliorer leurs
conditions de vie. Mais la capacité d’invention
doit se plier à la nature (à l’harmonie qui la régit ) et doit s’interdire d’inventer des techniques
contre nature. L’espèce humaine détermine
elle-même sa façon de vivre, contrairement aux animaux dont le mode de vie est
déterminé par la nature. Mais elle doit vivre en conformité avec la
nature.
· Platon est très critique vis à vis du talent de l’artiste : il est capable « d’imiter la nature » : certaines objets peints ressemblent à s’y méprendre aux objets réels. Mais le tableau de peinture trompe l’œil , conduit à confondre l’apparence et la réalité ; pire encore à préférer l’image du réel au réel, à admirer le talent du peintre plutôt que l’objet réel qui lui a servi de modèle. Si bien que le spectateur croit que l’art apprend à connaître la réalité alors qu’il conduit à prendre l’apparence des choses pour la réalité. L’art détourne donc de la recherche de la véritable nature des choses.
·Aristote ne partage pas la pensée de son
maître : le plaisir de contempler des œuvres d’art encourage au
contraire à s’intéresser à des choses dont on se détourne en général. Par exemple, les choses laides produisent du
dégoût. Mais une peinture faite avec talent d’une chose laide incite à la
regarder et à s’interroger sur elle.
2) L’art consiste-t-il à imiter la nature ?
La plupart des spectateurs préfèrent une œuvre d’art
qui ressemble à la réalité, par exemple un roman racontant une histoire qui
« colle à la réalité » et qui les concernent.
a) Soulignons tout d’abord que c’est au moyen de
techniques très précises et très savantes qu’une œuvre d’art dégage une
impression de réalité. Les règles de la
perspective en sont une nette
illustration. Mais ce sont des règles qui reposent sur une convention : elles ont été mises au point en partant de
la vision de la nature ou d’une scène de rue, etc. d’un spectateur qui les
regarde à travers un cadre bien défini, par exemple depuis la nef d’une église
à travers son portail, ce qui
délimite son champ visuel. Mais le spectateur
d’une œuvre d’art ignore le recours à cet artifice ; ou bien il est tellement habitué à trouver
ressemblant un paysage ainsi représenté qu’il n’a pas conscience d’avoir
une vision construite et non pas une vision naturelle des choses.
Le paysage réel qu’il aime voir imité n’est
pas le paysage tel qu’il est en réalité, mais le paysage tel que l’éducation de
son regard le voit. Au Moyen Age, les tableaux
n’étaient pas construits selon les lois de la perspective mais selon d’autres
conventions ; or les spectateurs des tableaux de cette époque avaient une
impression aussi forte de réalité.
® Ce n’est donc pas l’art qui ressemble à la réalité, mais la réalité qui ressemble à ce que l’art nous habitue à percevoir selon des règles de construction de la perspective propre à notre époque.
b) Deuxièmement, Les artistes eux-mêmes ont-ils considéré que le but de l’art est d’imiter la réalité ? Nous pouvons répondre que « oui ». Mais ce sont différentes réalités qu’ils se sont donnés pour but de représenter. quelques exemple :
· Un vase de fleurs, des fruits, un morceau de pain
disposés sur une table… l’ensemble
paraît plus vrai que nature. Pourtant il
s’agit d’une « nature morte ».
Les victuailles sont séparées de
leur fonction alimentaires. Les procédés
techniques du peintre les ont soustraites aux effets du temps. Elles ne donnent pas faim ni soif au spectateur en admiration soit devant
l’habileté de l’artiste à représenter les
couleurs, la transparence, les jeux d’ombre et de lumières, soit devant
la ressemblance. Au mieux, il se dira
qu’il n’avait jamais remarqué aussi bien que devant la pomme peinte le
chatoiement de couleur de ce fruit en le
voyant à l’étalage du commerçant. Son regard est délivré des soucis du
consommateur sur le rapport qualité prix de ce
fruit sur le marché.
· Prenons l’exemple d’un tableau de peinture
« cubiste ». Dans la vie
quotidienne, nous ne pouvons jamais voir toutes les faces d’un objet, comme un
cube, par exemple, d’un seul coup
d’œil. La peinture cubiste déplie le cube, le met à plat. Nous sommes dépendant
du temps et de l’espace pour les voir l’une après l’autre en tournant autour. Le
tableau cubiste nous libère de cette dépendance.
· Prenons l’exemple d’une sculpture de Rodin représentant un homme qui semble marcher. Ses muscles n’ont pas la forme exacte qu’ils ont en réalité à l’instant précis où il avance une jambe. Rodin s’en est expliqué : ce procédé crée aussi bien que le ferait un film une sensation de mouvement. La sculpture fait concurrence au cinéma. L’imitation du mouvement par l’artiste éveille autant sinon davantage la sensation du mouvement que le mouvement réel.
· Prenons l’exemple d’une photographie de
Cartier Bresson : on y voit à travers un
trou fait par une bombe des enfants libanais riant et jouant. Cette photo, telle
qu’elle est construite fait mieux
comprendre la lutte entre la vie et de la mort en temps de guerre que la
photographie d’un cadavre au milieu des ruines ; car cette dernière soulève un sentiment d’horreur qui aboutit à
condamner la guerre sans aucune réflexion. Celle de Cartier Bresson conduit à
une condamnation de la guerre moins épidermique et fait penser que la vie,
incarnée par les enfants résiste à la mort ; moyennant quoi, libéré
du sentiment d’horreur, on peut s’interroger sur les causes des guerres dont
certaines sont libératrices, fût-ce au prix d’un grand nombre de vies.
On connaît la formule « le poids des mots, le choc des images ». Cartier Bresson s’est refusé à faire des photographies choquantes : des sentiments, dit-il, tout le monde en a. mais ce qui est plus rare, c’est de penser. La photographie qui consiste à imprimer la réalité sur une pellicule et qui peut passer être, plus qu’une imitation, une copie de la réalité peut nous la donner à voir comme on n’avait jamais pensé à la regarder.
· Dernier exemple : l’art dit abstrait, non figuratif, semble avoir un autre but que l’imitation de la réalité. Or regardez accroché à l’envers, une peinture de ce genre. Le spectateur le plus réticent envers ce genre de tableau auquel, prétend-il, il ne comprend rien, s’apercevra de l’anomalie. L’enfant étonné qu’il n’y ait qu’un cheveu sur une tête admettra en riant qu’il a quand même reconnu que le trait sur la tête représente la chevelure si on lui rappelle que lui même est certain d’avoir dessiné un « bonhomme » en ayant dessiné un cercle et quatre traits pour les bras et les jambes. Le tableau abstrait ne comportant que quelques tâches de couleurs ne représente aucun objet ; mais il représente la complémentarité des couleurs qui n’ont pas été choisies au hasard. Or, cette complémentarité est un aspect réel des couleurs. Donc l’artiste imite, là encore, la réalité.
® L’art qui imite ou copie la
nature, quand il s’agit d’art, éduque le regard et le libère de nombreux préjugés.
3)
L’art :
représentation de la beauté ou belle représentation des choses ?
L’expression « beaux arts » laisse supposer
que le but de l’art est de représenter la beauté des choses. Or un tableau de
Van Gogh représentant une vieille paire de souliers de paysans, donc une chose
laide en réalité, soulève une admiration universelle.
· Soulignons, tout d’abord, qu’il ne
faut pas confondre la beauté et le caractère agréable d’une chose. Devant
une belle œuvre d’art, le spectateur suppose que tout homme
partagerait son admiration ; alors que devant une chose agréable,
il sera le premier à affirmer que les goûts sont subjectifs, personnels et
qu’ils ne se discutent pas. C’est l’œil qui trouve une chose
agréable ; mais c’est le jugement qui l’estime belle. Ajoutons qu’il
n’y a pas de définition de la beauté, qu’elle est indicible. Ce n’est pas
en raison d’une faiblesse du langage. Cela témoigne plutôt que toute la
pensée n’entre pas dans les mots, qu’elle déborde des mots. D’autre part,
il y a plusieurs langues. Mais si l’idée de beauté est universelle, il ne
peut pas y avoir de mot universel pour la dire.
· Cela étant, la beauté se
trouve-t-elle dans les choses, dans l’esprit ou dans l’œuvre d’art ? quand
je juge qu’une fleur naturelle est belle, c’est l’idée de beauté que je lui
applique. Si mon voisin ne le trouve pas belle, ce n’est pas à cause de la
relativité des goûts. Mais mon voisin n’a pas idée de la beauté ; il
n’y a jamais pensé. Il ne s’est préoccupé que de l’utilité des choses où du
plaisir que cette chose pourrait lui procurer, de la satisfaction de ses désirs.
· La beauté n’est pas dans la chose
mais dans l’esprit.
L’universalité de l’idée de beauté peut encore être justifiée par l’universelle
appréciation de certaines œuvres d’art, qui a été vérifiée par expérience.
Malgré l’évolution des mentalité, l’évolution culturelle, il y a des œuvres
d’art, comme le temple du Parthénon, à Athènes, la Joconde de Léonard de
Vinci, la musique de Mozart etc. dont l’admiration persiste siècle après
siècle. L’idée de beauté n’est donc pas relative à la culture d’une
époque.
· Pourtant, prenons l’exemple d’une
statuette de femme remontant à la préhistoire, une autre datant de l’antiquité
grecque, une autre datant du 19ème siècle, etc., les canons de la
beauté féminine ne sont pas les mêmes. Ces représentations de la femme sont
jugées belles, car l’esprit juge que quelque soient ces canons, l’artiste a
chaque fois représenté l’idéal féminin de son époque à la perfection.
· C’est donc le fait d’avoir
représenté à la perfection l’idéal féminin de son temps qui fait juger que
l’œuvre est belle. Le caractère universel de la beauté vient de l’accord
parfait entre le fond (la conception propre à une époque de l’idéal féminin )
et la forme ( cet idéal est représenté dans les règles de l’art ).
® L’art est donc la belle
représentation d’une vision idéalisée du sujet traité (une femme, un homme, une
paire de soulier, un thème religieux, un paysage, une nature morte, un
portrait). Idéaliser une chose signifie que l’on a pensé cette chose, cherché
ce qui la caractérisait essentiellement, et non pas supprimer ce qui
déplait. Van Gogh n’a pas gommé l’usure
des souliers de paysans, ni la misère et la souffrance dont elles portent la
trace. Il les a au contraire parfaitement représentées.
®
L’art métamorphose donc le réel : il le libère des préjugés
utilitaristes ; il les arrache au temps, il les rend éternelles.
4)
L’artiste,
un créateur.
« Le vrai peintre,
écrit André Malraux, s’efforce de peindre ce que l’on ne peut voir que par son
œuvre ».
® Cela ne veut pas seulement dire que
l’artiste montre ce
que le commun des mortels est incapable de voir par lui-même. Cette
incapacité résulte des préjugés à partir des quels on regarde les choses,
( voir l’exemple des pommes de Cézanne), préjugés dont ils n’ont pas conscience
ou dont ils ne veulent pas se défaire car l’utilité d’une chose est à leurs
yeux sa valeur principale. Nos préoccupations utilitaires nous empêchent de
porter sur les choses un regard désintéressé.
L’utilité d’une chose ne se limite pas au fait d’être consommable.
Sont également utiles les choses dont la matière est recherchée pour
fabriquer les objets dont on a besoin. Plus elle est rare, plus elle
est précieuse. Sont enfin utiles les choses dans lesquelles il peut
se reconnaître. Moyennant quoi, le
grand public admire les ornements qui décorent les objets utilitaires et
préfère les arts décoratifs aux beaux arts. Parmi les beaux arts, il apprécie
la poésie, le théâtre, le roman s’ils collent à la réalité qui lui est
familière, s’ils racontent des histoires dans lesquelles il retrouve ses soucis
quotidiens et si le style d’écriture n’est que le moyen simple et efficace de
représenter la réalité. Il apprécie la peinture représentant la vie quotidienne
et la réalité sociale ; Il apprécie la musique qui « détend »,
divertit des soucis.
Si notre regard n’est pas déterminé par nos besoins, il est
déterminé par nos désirs : elles attirent notre regard en fonction du plaisir que nous
imaginons en retirer. Dans ce cas, c’est leur caractère agréable,
désirable, et non plus leur utilité qui
fait leur valeur. Ou encore, le public
apprécie les œuvres qui lui inspire les sentiments qu’il aime éprouver ; ou qui le font rêver ; ou celles dans lesquels il trouve
l’expression de ses pulsions refoulées.
Malraux ne veut donc pas seulement dire que l’œuvre
d’art fait apparaître une autre
dimension de la réalité que celle qui nous intéresse ou celle qui excite nos
désirs.
® Il
ne veut pas seulement dire non plus que l’art rend visible non pas
l’apparence des choses, mais leur essence, l’idée que l’esprit parvient à s’en
faire en distinguant le vrai, ce qui est permanent, du faux, ce qui n’est
qu’apparence.
Le poète Mallarmé dit des danseuses du peintre Degas que ses
tableaux ne représentent pas des femmes qui dansent car ce ne sont pas des
femmes et elles ne dansent pas. L’essentiel de l’œuvre est ailleurs que dans la
ressemblance entre les danseuses réelles et les danseuses peintes.
On approche de ce que veut dire Mallarmé en disant que les
danseuses de Degas incarnent « la danse », ou « la
féminité », qui sont des idées. Certes l’artiste prête
une forme qu’il invente à une idée : une forme de danseuse illustrant
l’idée de danser. Certes, l’artiste est un créateur de formes. Mais de
ce point de vue, le technicien invente également des formes d’outils
destinés à effectuer l’idée que l’on se fait d’une action : il invente une
forme de couteau correspondant à l’action de couper telle qu’on en conçoit
l’efficacité, il peut même inventer une belle forme.
En donnant une belle forme à une idée, l’artiste lui donne
un style ; pour
apprécier une œuvre d’art, il suffirait de comprendre son style, sa manière de
représenter toute chose. Voilà une conception de l’art qui est très répandue.
Elle implique qu’il faille être cultivé pour apprécier une œuvre d’art, qu’il
faille savoir analyser le style de l’artiste.
® Mais cette conception de la création
artistique suppose
que l’idée à laquelle l’artiste donne
une forme originale est déjà forgée mais qu’elle attend encore une forme
visible, qu’on avait, par exemple,
une idée de la danse qui n’attendait que Degas pour la rendre visible.
Or le film de Henri Georges Clouzot Le mystère Picasso dément
cette conception de l’art. En suivant attentivement les gestes de l’artiste, on peut observer qu’il
n’a pas une idée bien arrêtée de ce qu’il va dessiner ou peindre ; que
les premier traits d’une idée préalable vont lui inspirer un autre projet.
On assiste à un dialogue, voire un combat entre l’artiste et la matière.
L’œuvre achevée est le résultat de ce combat. C’est l’artiste qui décide que
le dialogue ou le combat est terminé. Ce n’est donc pas la matière qui a le
dernier mot, mais l’artiste. Toutefois, il a dû faire des concession à la
matière. On peut dire que ce combat est un jeu, une démarche libre de tout
enjeu utilitaire.
Bien qu’il se batte avec la matière, son but n’est pas de la
vaincre et de faire triompher sa puissance, ce que fait un tailleur de pierre qui veut fabriquer
une lame à partir d’un morceau de silex. Il impose une forme à la matière qui
est la meilleure forme qu’elle puisse prendre aux yeux de l’artiste.
Prenons l’exemple de la musique et penchons nous non pas sur le compositeur
mais sur le chef d’orchestre : ne dit-on pas qu’il « bat la
mesure » ? Précision que la composition musicale n’est pas seulement l’invention d’une
mélodie mais qu’elle est aussi création de rythmes. Quand on compare plusieurs
directions d’orchestre, on ne doute pas que les musiciens jouent la mélodie qui
est écrite sur la partition ; on discute du rythme que le chef
d’orchestre a choisi de créer, tantôt en se demandant s’il est fidèle à
la volonté du compositeur, tantôt et de préférence en se demandant ce que le
chef d’orchestre a révélé de la mélodie.
® On peut donc dire que l’artiste
révèle la matière, lui fait révéler de quoi elle est capable. Quand, par
exemple, on contemple la statue en marbre faite par le Bernin en 1621 environ,
représentant l’enlèvement de Proserpine on doit reconnaître que
l’artiste a réussi à insuffler la force du désir à la matière, que cette
force semble circuler dans le marbre. Quand on contemple les sculptures
de Rodin on doit reconnaître qu’il a insufflé le mouvement à la pierre ou au
bronze. L’artiste à surmonté, dans son combat avec la matière, la
distinction entre la matière et le vivant.
Revenons à Picasso, l’un des défis qu’il se donne devant la
caméra de Clouzot consiste à poser quelques lignes droites , auxquelles il
ajoute d’autres lignes droites, quelques cercles; et l’on voit apparaître
dans l’enchevêtrement des lignes droites et des cercles, c’est à dire dans
l’entrelacement des formes géométriques
une tête de taureau, de femme, un cou de girafe, etc.… Il a forcé la vie à
entrer dans les formes géométriques.
® Le génie créateur de l’artiste se
trouve dans cette subversion des catégories de l’entendement qui distingue la
matière et le vivant, le plein et le vide, le droit et le courbe, le clair et
l’obscur, etc… Il fait disparaître les distinctions dans lesquelles
l’esprit fait tenir la réalité et qu’il déclare être la vérité du réel. Il
fait apparaître l’unité du réel. Nous voyons, par exemple, Picasso
commencer par dessiner quelque chose comme des fleurs qu’il insère dans une
ligne qui fait apparaître un poisson, qu’il insère dans une ligne qui fait
apparaître une poule, qu’il remplit de couleur jusqu’à faire apparaître un
visage humain. Il subvertit ainsi la distinction entre monde végétal, monde
animal, monde humain. L’unité du réel n’appartient pas à l’apparence : on
voit des choses distinctes. C’est l’œuvre d’art qui fait apparaître l’unité du réel.
® Victor Hugo écrit : « l’art est à l’homme ce que la nature est à Dieu » : L’artiste est le rival de Dieu. Il est du même coup le rival du philosophe qui, à l’instar de Platon, très méprisant envers l’art, recherche La Vérité, c’est à dire ce qui fait l’unité du réel…