LES
HOMMES NE VIVENT-ILS EN SOCIETE QUE PAR INTERET ?
Introduction
Il est évident que les hommes recherchent ce qui leur est
le plus avantageux. Mais peut-on dire pour autant qu’ils ne vivent-ils en
société que par intérêt ? Leur seule raison de vivre en société est-elle
d’en tirer des avantages personnels ?
·
D’un côté, la vie en société, grâce à l’échange de biens et de services,
leur permet de subvenir à leurs besoins
de manière plus avantageuse que s’ils vivaient à l’état de nature, comme nous
commencerons par le montrer.
·
Mais d’un autre côté, la difficulté de procéder à des échanges
avantageux pour tous ne les oblige-t-elle pas à s’interroger sur la confiance
qu’ils peuvent se faire ; sur la liberté qu’ils peuvent s’accorder
et sur les règles de justice
qu’ils doivent s’imposer pour que la vie en société soit plus
avantageuse qu’elle ne risque de leur porter préjudice?
®
Le problème que soulève cette question est donc le suivant : Si les
hommes ne vivaient en société que par pur égoïsme individuel, la recherche de
la justice et de la liberté auraient-elles pu apparaître ? Et même si
l’égoïsme est à l’origine de ces valeurs, ne peut-on pas les considérer comme
des idéaux qui dépassent le seul désir de défendre des intérêts
individuels ?
Développement
1)
les hommes vivent en société
avant tout par intérêt.
·
Les hommes sont d’abord des « animaux » au sens où ils ont des
besoins vitaux à satisfaire : se nourrir, se protéger de tous les
dangers que la nature leur fait courir et subvenir aux besoins de leurs petits
dont la dépendance est plus longue que chez les autres espèces animales. Les
hommes comme tous les animaux sont animés par un instinct de conservation.
Comme la nature ne les a pas dotés d’outils
ni de manières de se conduire préétablies, ils doivent les inventer
et pour ce faire, vivre en société. En effet, la vie en société consiste à
échanger des services et à communiquer afin de mettre au point une organisation
permettant de subvenir aux besoins. Les idées permettant de subvenir à leurs
besoins doivent au dialogue de pouvoir prendre forme et corps.
·
Agir pour subvenir aux besoins revient à agir « par intérêt ».
Si j’ai besoin d’une chose, j’ai « intérêt » à la trouver, je
m’occupe activement et sans relâche à la trouver ; cette chose dont j’ai
besoin m’intéresse au sens où je la juge utile, où je juge avantageux
voire indispensable de la posséder. Il est donc littéralement exact que si
les hommes vivent en société pour subvenir à leurs besoins, ils le font par
intérêt, activement , obstinément et en le considérant comme une priorité
vitale.
·
L’instinct de conservation est si puissant chez l’homme qu’il n’est pas
enclin à partager avec ses semblables, comme le démontre les inégalités
sociales et qu’il est capable envers eux de violence impitoyable quand ses
intérêts sont en jeu. Vivre en société par intérêt signifie alors vivre
en société par égoïsme. Ils ne se mettent pas au service de la
société ; au contraire ils attendent que la société soit à leur
service.
·
Alors que la vie en société implique d’obéir à des règles communes, rien
ne leur est plus difficile, pour les élaborer, que de faire abstraction de
leurs intérêts personnels. A Athènes, par exemple, où fut inventée la
démocratie demandant aux citoyens de participer à l’élaboration des lois, il
fut prévu des sanctions draconiennes contre ceux qui proposaient des lois
conçues à l’évidence pour leur avantage personnel.
·
Les avantages des échanges de services sont considérables. Chacun peut manger à
sa faim et améliorer ses conditions de vie si les hommes s’associent pour
trouver la nourriture ; et toujours davantage si la communication rend
possible d’inventer des techniques permettant de produire les moyens de
subsistance au lieu de dépendre de la nature qui n’est pas partout généreuse. Pourtant,
il faut imposer par la force les règles de coopération malgré leur nécessité,
car sans organisation, la vie en société ne peut pas répondre aux besoins. Cela
prouve encore à quel point les hommes sont aveuglés par leur égoïsme.
·
L’instinct de conservation réclame naturellement de pouvoir vivre en
sécurité. Mais la crainte pour leur propre sécurité conduit bon nombre
d’individus à vouloir que toute atteinte à leur sécurité soit réprimée avec
une sévérité disproportionnée aux préjudices subis. Alors que le rôle de la
justice est d’infliger des peines équitables, ces hommes réclament non
pas la justice mais la vengeance.
·
L’égoïsme intervient également dans
les sentiments qui attachent les individus les uns aux autres. Ils
s’attachent bien plus spontanément à ceux avec qui ils partagent les mêmes
intérêts qu’à ceux dont les intérêts divergent des leurs, comme le confirme
l’observation du cloisonnement entre les catégories sociales.
·
En résumé, ainsi que le dit le philosophe Hume : C’est uniquement de
l’égoïsme de l’homme et de sa générosité limitée, en liaison avec la parcimonie
avec laquelle la nature a pourvu à la satisfaction de ses besoins, que la
justice tire son origine». Il veut dire que les lois régissant la vie
en société sont fondées sur la justice ; mais les hommes en
attendent essentiellement qu’elle défende leurs intérêts. Ce qui est juste
pour l’opinion du plus grand nombre, c’est que mes intérêts ne soient pas lésés.
2)
Mais l’égoïsme oblige les
hommes à développer le sens de l’intérêt commun.
·
Les lois sont contraignantes car elles demandent
à chacun de réfréner son égoïsme afin
de coopérer comme le veut le fait même de s’associer. Les hommes ne
l’acceptent pas de leur plein gré. Mais au moins, la plupart
l’acceptent, pourvu que les lois soient les mêmes pour tous. S’ils ne
vivaient en société exclusivement que par intérêt, ce principe d’égalité ne
serait pas apparu et les hommes n’y trouveraient pas une compensation des
sacrifices que demande la vie en société.
·
Si les hommes étaient purement et simplement égoïstes, comment expliquer que
leur vienne à l’esprit une autre conception de la justice distributive que de
partager les richesses en part égales entre tous les individus, afin que
personne ne puisse posséder plus qu’un autre. Or ce principe de justice n’est
pas estimé juste car il fait abstraction du mérite de chacun dans la
production des richesses. Certes, chacun espère être considéré comme le plus
méritant. Mais bon nombre d’individus sont indignés de voir l’un de leurs semblables
subir un préjudice ou une sanction imméritée, ce qui implique un sens de
la justice en partie indépendant de l’égoïsme.
·
Si l’égoïsme peut pousser l’individu à vouloir dominer ses semblables,
comme le prouve la durée de l’histoire humaine pendant laquelle l’esclavage
fut pratiqué légalement et la multiplicité de sociétés gouvernée par des
tyrans, le combat contre la servitude n’a cessé de prendre de l’ampleur.
·
Or ce n’est pas seulement pas intérêt que la servitude est combattue.
Les hommes ont conscience de leur dignité et n’admettent pas d’être
considérés comme des objets. La servitude est la négation du sujet que
l’être humain a conscience d’être ; il a conscience d’être doué de
libre arbitre et aspire au respect de sa liberté.
· Certes, il défend, ce
faisant sa liberté individuelle. Mais celle-ci ne se réduit pas à la défense
de ses intérêts, sinon, un esclave bien nourri et vivant en sécurité sous
l’autorité de son maître ne se révolterait jamais. Certains ne se sont
pas révoltés. Mais certains ont fait passer leur dignité avant leurs
intérêts. Il suffit d’observer que bon nombre d’individus soient
partagés entre la défense de leurs intérêts et celle de leur dignité et que
certains, fussent-ils peu nombreux aient été capables de sacrifier leur vie
pour défendre la liberté pour réfuter l’idée que les hommes ne vivent en
société que par intérêt.
· Le patriotisme prouve
encore que l’individu est capable de s’identifier à l’intérêt commun. Si
les hommes étaient purement et simplement égoïstes, il serait inconcevable
qu’ils acceptent de risquer de perdre la vie pour leur patrie. Ils
n’auraient jamais fait preuve du moindre idéalisme. Ils n’auraient jamais
trouvé plus de sens à leur vie en se battant pour l’intérêt commun, en se
battant contre la servitude qu’à
préserver leur seul intérêt personnel.
·
Et si l’on soupçonne encore que le sens de l’intérêt commun n’est jamais qu’une
façon intelligente d’être égoïste en comprenant que mes intérêts personnels
seront d’autant mieux servis par la vie en société que si je contribue activement à son développement,
hormis le fait qu’en raisonnant ainsi l’égoïste prend en compte l’intérêt
des autres, comment expliquer l’existence du sens moral ? Les devoirs moraux sont des obligations
qui ne sont pas imposées par la vie en société. La société me demande des
efforts de solidarité ; mais elle ne me demande pas d’aimer mon
prochain de manière désintéressée. Même si peu d’individus sont altruistes
ou ne supportent pas de voir souffrir leur prochain, l’altruisme ne pourrait
pas exister alors que la vie en société ne l’exige pas si les hommes ne
vivaient en société que par pur et simple intérêt.
·
L’altruisme est une exigence de la raison qui fait découler le bonheur d’une
autre conception du plaisir que des seuls plaisirs matériels. Les hommes
qui considèrent la bienveillance comme un devoir placent la liberté dans
l’indépendance vis à vis de l’égoïsme et préfèrent la liberté de choix à la
soumission à leurs besoins.
Conclusion
Il n’est donc pas faux que les hommes vivent en
société par intérêt en raison de l’instinct de conservation. Mais il est réducteur, voire
désobligeant pour l’espèce humaine de
penser qu’ils ne vivent en société que par intérêt au regard de
l’idéalisme dont témoigne l’histoire humaine en matière de justice et de
liberté.
Mais devant l’importance qu’a prise la recherche de la
croissance économique, parmi ceux qui sont épris d’idéal ou de sens moral, certains
ont tendance à réserver l’exercice de leurs principes dans leur vie privée au
lieu de les mettre au service de la société. La société au service de
l’intérêt économique ne rencontre que peu d’opposition, d’autant moins
qu’elle est libérale, c’est à dire que la liberté en est la condition.
Mais l’idéalisme qui a été vigoureux tant que la liberté
n’était pas reconnue comme étant un droit fondamental le restera-t-il s’il doit
être limité à la vie privée ?