Par Mme Lefebvre
On distingue communément la
matière de l’esprit par la propriété, pour l’une d’être tangible et
d’occuper une étendue et la propriété pour l’autre d’être immatérielle,
ce qui revient à les considérer comme deux substances de natures totalement
différentes. Mais est-on en droit de distinguer l’esprit de la
matière au point de les considérer comme deux substances indépendantes?
· D’un côté, si l’esprit et la matière sont deux
substances totalement distinctes, supposition « dualiste », il
paraît illogique d’attribuer de la force à un objet, car on a plutôt
tendance à l’attribuer à la volonté, donc à l’esprit ; pourtant
cette hypothèse, comme nous le verrons,
s’impose pour comprendre certains mouvements. D’autre part, en ce
qui concerne l’être humain, comment comprendre l’union de l’âme et du
corps ? Comment une substance immatérielle peut-elle agir sur une
substance immatérielle, et inversement ?
· D’un autre côté, si l’esprit et la matière ne
forment qu’une seule substance, doit-on considérer que tout est matière
ou que la matière n’est qu’une vue de l’esprit ?
® Dans l’hypothèse où tout serait matière, ne faut-il
pas, par exemple, supposer l’existence
du vide pour comprendre le mouvement, donc l’existence de quelque chose
d’immatériel ? Quant à la pensée, la connaissance du fonctionnement du
cerveau suffit-elle à rendre compte de ce que l’on pense ? Le
« matérialisme » ne semble donc pas avoir réponse à toutes nos
questions.
® Si à l’inverse, la matière n’était qu’une vue de
l’esprit, comment comprendre, par exemple,
que je me fasse mal en me cognant sur un mur ? Cette hypothèse
semble donc aller à l’encontre du sens commun.
® Comment faut-il donc différencier
l’esprit de la matière pour sortir de ces contradictions ? C’est le
problème auquel nous tâcherons de proposer une solution après avoir
développé les implications de ces trois manières de distinguer l’esprit de la
matière.
Développement
1)
L’esprit et la matière constituent deux substances non seulement différentes,
mais séparées.
Dans
la langue courante, les termes de substance et de matière sont confondues :
une substance est une matière possédant des propriétés particulières : par
exemple, l’huile est une substance grasse, onctueuse et inflammable. Mais
le terme de substance désigne également, à propos d’un livre, par exemple, l’essentiel
de son contenu. Ce terme désigne, en philosophie, les qualités
permanentes et considérées comme essentielles d’une chose par opposition à ses qualités
changeantes, le support permanent des qualités changeantes.
Descartes
définit la substance de toute matière
par trois propriétés : être étendue, divisible et muable, c’est à dire capable de changer d’état, de
passer, par exemple, de l’état solide à
l’état liquide.
Quant
à l’esprit, sa substance réside dans la faculté de penser, c’est à dire de
s’interroger et de raisonner en vue de distinguer le vrai de faux. La pensée
n’a aucune étendue ; elle ne peut donc ni être divisible, ni être
muable.
® La substance de l’esprit et
celle de la matière sont donc de nature
opposée.
· Conséquences de ce dualisme en
physique : Comme Descartes ne retient de la matière que le fait d’être
étendue, il traduit les mouvements des corps en problèmes de géométrie
afin d’en expliquer les lois. Il ne les conçoit pas en termes de relations de forces.
Mais devant la clarté du principe d’inertie, Descartes doit bien
s’incliner. Aussi est-il obligé, afin de sauver le dualisme, de faire
appel à une explication d’ordre métaphysique : la force d’inertie qui explique la résistance au mouvement des
choses immobiles est la volonté de Dieu. Le dualisme ne permet pas
non plus de penser la force gravitationnelle : Descartes explique la
chute des corps par un mouvement
tourbillonnaire de toute la matière de l’univers qui emporte la terre et la
lune parallèlement à l’équateur et qui a pour effet de faire tomber les corps
vers le centre de la terre. Or la conséquence d’un tel mouvement serait que les
corps tomberaient perpendiculairement à l’axe de la terre et non pas en
convergeant vers le centre de la terre. Donc le dualisme conduit Descartes à
commettre une erreur de raisonnement.
·. Conséquence en ce qui
concerne l’union de l’âme et du corps chez l’être humain. Si l’esprit et le
corps sont deux substances de nature distincte, comment comprendre l'union
de l'âme et du corps ? On constate pourtant que le corps agit sur
l’esprit : la douleur, la fièvre, les émotions, la faim, la soif, la
fatigue troublent la réflexion. On
constate également que l’esprit agit sur le corps : je peux contrôler mes
émotions, supporter la douleur au point de l’oublier. Descartes imagine bien
que les sensations du corps produisent un influx qui monte par l’intermédiaire
des nerfs jusqu’au cerveau ou elles deviennent des représentations. Mais
comment une sensation corporelle
peut-elle devenir une idée ? Descartes a bien conscience de cette
difficulté. Mais plutôt que de renoncer au dualisme, il préfère conclure que
notre esprit est trop faible pour comprendre. L’union de l’esprit et du
corps n’est donc plus une contradiction ; mais elle reste inexplicable.
On peut supposer que Descartes ne reconnaîtrait
pas que les neurosciences expliquent l’action de penser. Il jugerait que
ce sont les règles de la méthode et non pas les mécanismes cérébraux qui
expliquent ce qu’est la pensée. Pourtant, sans cerveau, il ne peut y avoir de
pensée.
1)
L’hypothèse matérialiste.
· Conséquence en
physique : Le matérialisme postule que l’univers n’est constitué que d’une seule
substance, la matière puisque ce qui est immatériel est invisible et que
c’est alors une vue de l’esprit de supposer l’existence d’une substance
immatérielle. Or les matérialistes n’admettent comme preuve que
l’expérience. Aucune observation ne peut
attester l’existence d’une substance immatérielle ; donc ils préfèrent
se passer d’une supposition que l’on ne peut pas prouver par l’expérience.
Or la matière n’est pas divisible à l’infini
mais que les corps sont constitués « d’atomes », c’est à dire
de très petites corpuscules insécables. Les
corps se forment et se désagrègent en raison d’une agitation perpétuelle des
atomes qui n’a ni commencement ni fin ; ils ne peuvent se mouvoir que dans
le vide. Mais comme il n’est pas question d’affirmer l’existence d’une
chose invisible et que le vide est invisible, les matérialistes supposent le
vide alors qu’ils ont horreur de faire des suppositions sans preuves.
D’autre
part, ils considèrent que les atomes sont insécables car si l’on pouvait
diviser la matière à l’infini, on arriverait à des particules si infiniment
petites qu’elles en seraient quasi immatérielles et il deviendrait
impensable que quelque chose naisse de quasiment rien. C’est donc en
vertu d’un raisonnement théorique et non pas de l’observation que les
matérialistes conçoivent les atomes comme étant insécables, alors qu’ils ne
jurent que par l’observation. D’autre part, sans la pure supposition de
l’existence possible de choses invisibles à l’œil nu, les instruments
d’observation de ce que l’œil ne perçoit pas n’auraient jamais pu être
inventés, lesquels permettent en retour de prouver par l’expérience que les
atomes sont sécables…
· conséquences
à propos de l’esprit : La pensée n’est pour les matérialistes qu’une
propriété de certains corps. Ce postulat appliqué à l’étude actuelle du
cerveau, conduirait à dire que la connaissance de la pensée équivaut à celle
des mécanismes du cerveau. Or la connaissance du cerveau correspondant à la
pensée « j’adore les chats » n’explique pas que j’ai pensé cela
plutôt qu’autre chose. Ce que je pense à partir d’une observation est un
événement imprévisible qui est de l’ordre du sens et non pas d’une
explication mécanique. Or nous nous déterminons en fonction de ce qui a du
sens pour nous et non pas en fonction des effets mécaniques d’une perception.
2)
Et si la matière n’existait pas ?
·. Dans la
physique classique, la masse d’un corps fut toujours associe à une
substance matérielle indestructible. La théorie de la relativité a montré
que la masse n’a rien à voir avec une substance quelconque, mais est une « forme
de l’énergie ».La découverte de l’électron, du proton et du neutron
avait suggéré qu’il serait possible de réduire la totalité de la matière à
l’agencement de trois particules élémentaires, mais l’histoire de la physique
ne s’est pas terminée là. La découverte de nombreuses sub-particules a
complètement ruiné l’espoir de ramener à quelques uns les constituants
fondamentaux de la matière. Ce n’est pas que leur découverte ouvre une série
indéfinie, c’est l’idée même de composant ultime qui est remise en
cause ; de même que se voit remise en cause l’idée présente dans
l’attitude naturelle selon laquelle il existe de la matière solide. Il vaut mieux
la considérer comme étant un « champ d’énergie
pure ».
Moyennant quoi, au lieu de considérer que la matière peut
devenir de l’énergie, c’est au contraire l’énergie qui est susceptible de
devenir provisoirement de la matière. Le terme de matière ne fait que
dénommer un certain état de l’énergie.
.· Quant à la
science, force est de reconnaître que sa croyance selon laquelle la nature
possède une réalité « objective », indépendante de nos
perceptions sensorielles et nos moyens d’investigation est une illusion ;
croire que le monde serait tel qu’il est , même si il
n’y avait aucun observateur humain pour le poser est une illusion. Le
physicien Heisenberg pose un principe d’incertitude : « ce
que nous observons n’est pas la nature elle-même, mais la nature exposée à
notre méthode d’investigation ». Cela signifie que l’observateur
n’est pas extérieur à ce qu’il observe : à l’échelle de l’infiniment
petit, l’observation modifie les phénomènes observés. On ne peut donc
pas séparer l’esprit qui observe et les phénomènes énergétiques observés.
Conclusion.
Alors,
de quelle manière peut-on distinguer l’esprit de la matière ? Selon l’approche
dualiste comme selon l’approche matérialiste, matière et esprit sont
différenciées de façon si radicale que le réel en devient impensable. La
physique quantique sort de cette impasse en abandonnant la notion de matière au profit du seul concept
d’énergie et en ne séparant pas l’observateur de la chose observée.
Qu’est-ce donc alors que le réel ? Le philosophe Spinoza
avait déjà renvoyé dos à dos le dualisme
et le matérialisme. Le réel n’est autre que la Nature qui se pense elle-même tantôt en terme de
matière, tantôt en terme d’esprit. La matière et l’esprit ne sont que deux
façons de parler du réel.
® Ce n’est pas l’homme qui raconte le monde mais le monde qui se raconte au travers de l’une de ses modalités, la pensée humaine.