L’ART NOUS DETOURNE-IL DE LA REALITE ?

 

Question portant sur le rapport entre l’art et la réalité . Le terme à discuter pour définir ce rapport : se détourner de, c’est à dire : 

            · soit fuir la réalité

            · soit falsifier la réalité comme on falsifie la destination de l’argent en le détournant.

Le contraire de se détourner : aller à la rencontre de la réalité, pour la comprendre, pour y trouver matière à satisfaire mes désirs. Non pas falsifier mais au contraire révéler la vérité de la réalité

 

· La réalité = la vision « réaliste » de ce que l’on vit au quotidien, vision qui se veut lucide, sans illusions, comme le dit l’expression « avoir le sens des réalités ». Mais il n’est pas certain pour autant que l’on voit les choses telles qu’elles sont, que l’on prenne les apparences pour la réalité ; ou que l’on prenne ses désirs pour la réalité.

 Une personne réaliste est également une personne qui fait preuve de « sens pratique », qui privilégie l’utilité , l’efficacité par opposition au désintéressement, à la gratuité, au  plaisir pour le plaisir, et qui s’oppose au « doux rêveur », à l’idéaliste

 

· L’art = L’artiste « représente » la vision qu’il a de tel ou tel « morceau » de  réalité qui constitue le sujet de son oeuvre ; il crée une manière de la représenter ; il invente des formes pour représenter sa perception des choses : l’écrivain, par exemple crée un style propre à ce but.

 ® Il paraît donc paradoxal de dire que l’art nous détourne de la réalité puisque l’artiste la représente et la donne à regarder au spectateur.

 

 

L’art nous détourne de la réalité : Thèse de Platon.

 

Objections

· Il part de l’idée que l’art se veut « imitation de la réalité ». L’objet représenté ressemble à l’objet ; le spectateur en admire la ressemblance avec la réalité mais sans se rendre compte qu’il manque à l’image d’un homme, par exemple, ce qui fait de lui un être pensant.  L’art détourne de la réalité car devant l’œuvre d’art, nous admirons le talent de l’artiste au détriment des objets représentés.

 

·. L’artiste, le peintre en particulier, représente ce qu’il voit, les apparences des choses. Il condamne le spectateur à réduire la réalité des choses à leur  apparence, à leurs  qualités sensibles à ce que nos sens en perçoivent au détriment de ses propriétés intelligibles. Pour Platon la réalité d’une chose n’est pas ce que l’on perçoit  de cette chose mais ce que l’on en comprend par la pensée.

 

· En représentant leur apparence, l’artiste représente les caractères inessentiels des choses : s’il représente à la perfection la transparence d’un grain de raisin bien mûr, le spectateur se dit que le grain de raisin est bel et bien transparent quand il est mûr et son questionnement sur ce qu’est le raisin s’arrête là ; si le poète  raconte une bataille en décrivant  les détails  qui font frémir ; le lecteur en oublie de s’interroger sur la finalité de la bataille.

 

· S’il ne raconte pas seulement les faits mais donne son avis avec talent et conviction,  sur l’issue de la bataille, il pousse le spectateur à adhérer aux sentiments de l’artiste qui peuvent être critiquables. L’art influence le jugement du lecteur.

 

· L’artiste qui entend représenter ce qui fait la beauté de l’objet qu’il représente non seulement fait courir au spectateur le risque de partager la conception de la beauté de l’artiste alors qu’elle peut être discutable ; mais il pousse le spectateur à considérer le bel objet représenté comme l’archétype de la beauté. Le spectateur identifie la beauté à un cas particulier de beauté. L’œuvre d’art empêche de se faire une idée générale de la beauté. Elle détourne le spectateur de la connaissance de la beauté en général.

 

· en représentant le beau côté des choses, l’œuvre d’art excite le désir des spectateurs pour ces choses, le désir d’en jouir. Or Platon condamne le fait de se laisser aller à ses désirs : les hommes préfèrent jouir qu’agir ; ils préfèrent le plaisir des sens à la recherche du Bien ; ils préfèrent contempler l’apparence des choses que de se donner la peine de les connaître. En offrant au spectateur, au lecteur, à celui qui écoute de la musique de quoi jouir, l’art les détourne l’homme de la recherche de la sagesse et de la science.

 

 

· L’illusion de réalité que produit une peinture en trompe l’œil peut pousser la curiosité du spectateur à « chercher l’erreur », ce qui aiguise son sens de l’observation de la réalité.

 

· En apparence, la neige est blanche ; or si le peintre étalait de la peinture blanche pour représenter la neige, personne ne jugerait que le tableau ressemble à la réalité. La  blancheur de la neige est bien autre chose qu’une couleur que l’on achète en tube. C’est un pouvoir qui agit sur les choses qu’elle recouvre Le peintre invente des procédés qui produisent un effet de présence de la neige ; s’il n’avait pas cherché à comprendre la blancheur de la neige, l’artiste n’aurait jamais réussi à produire chez le spectateur un sentiment de réalité.

 

·. Les modifications que la neige induit sur le paysage  laissent indifférent celui qui est entièrement accaparé par le souci de gagner sa vie et que la neige empêche d’aller à son travail.

 En représentant la neige à s’y méprendre, l’artiste tourne mon attention vers ce dont mes soucis quotidiens me détourne. Platon serait le premier à déplorer que le souci de subvenir à nos besoins nous empêchent de penser. L’artiste nous donne non seulement à voir mais à comprendre la blancheur de la neige. Il y a sans doute des sujets de réflexion plus importants. Mais les fourmis affairées que nous sommes n’y pensent pas davantage. Si l’artiste a choisi de traiter un sujet futile, comme un paysage enneigé mais s’il nous donne à penser ce qui ne nous intéresse pas ordinairement, il contribue à faire naître la réflexion qui peut plus tard porter sur des sujets plus importants.

 

· Contrairement à ce que pense Platon, si l’artiste dépeint avec talent les horreurs de telle guerre particulière, c’est qu’il a saisi ce qui fait l’horreur de toute guerre car les particularité d’une chose ne nous frappent que par différence avec les particularités d’une autre. Je ne peux qualifier un malheur de très grave que par comparaison avec des malheurs moins graves. L’artiste qui dépeint les horreurs de telle guerre n’enferme donc pas le regard du spectateur dans une vision particulière de la réalité ; on peut dire au contraire qu’il lui donne à voir une réalité générale.

 

·  La beauté particulière d’une chose est nécessairement appréciée en référence à une idée générale de la beauté. La vue d’une belle chose, ne réduit donc pas la conception de la beauté du spectateur au seul cas particulier que l’artiste lui donne à admirer.

 

· Loin d’exciter le désir de la posséder nous la fait ressentir comme étant impersonnelle et inaccessible. Le désir de posséder une belle œuvre d’art découle d’un désir pathologique de richesse et de domination.

 Le vol ou la destruction d’une œuvre d’art sont  ressentis par la grande majorité des hommes comme un véritable crime contre l’humanité. Cette unanimité prouve que l’art peut détourner l’homme de la réalité sordide de ses appétits…