Est-ce critiquable de « vouloir avoir raison » ?

Nota bene : les titres des parties et sous-parties ne sont mentionnés que pour mettre en évidence la structure du raisonnement du devoir et permettre à l’élève de comprendre la nécessité d’avoir réalisé un plan détaillé préalable à la rédaction au propre. Ils ne doivent en aucun apparaître dans le devoir final.

Introduction

                Pour le scientifique comme pour le philosophe, pour tout homme qui recherche la vérité, « vouloir avoir raison » semble légitime. Mais, à travers l’usage de cette expression dans le langage courant, on manifeste souvent le reproche d’une volonté pervertie en un désir tyrannique ou désespéré d’imposer coûte que coûte son point de vue à son auditoire ou de s’en persuader soi-même. Alors « vouloir avoir raison » est-ce critiquable ?

                La délimitation de l’acte volontaire ne va pas de soi. En effet, les motifs qui justifient une volonté se confondent parfois avec les mobiles cachés et moins rationnels du désir. A quelles conditions alors peut-on accepter cette volonté d’avoir raison ? Est-elle légitime ? Est-elle efficace ? N’a-t-on pas intérêt à conserver une prudence critique devant cet effort polymorphe, raisonné ou passionné ?

Pour répondre à ce questionnement, nous nous efforcerons de savoir si cette volonté d’avoir raison peut, de bout en bout, des intentions aux conséquences, se plier aux exigences de la raison ou si elle n’est que le voile ou le masque de mobiles sans doute avouables mais peu scrupuleux à l’égard de la vérité.

L’enjeu de cette question est multiple : il s’agit de la préservation de la liberté d’opinion d’autrui et de sa liberté de penser mais il s’agit aussi de la difficulté qu’a l’être humain de maintenir dans le cadre de la raison, son invocation de la raison.

I. Vouloir avoir raison semble légitime.

Introduction

 « Vouloir avoir raison » manifeste d’abord une intention, celle de faire triompher le point de vue qui me semble légitime, soit parce que j’estime que les motifs rationnels que j’ai de le soutenir rendent cette thèse universalisable, c’est-à-dire acceptable par tous, soit parce que la conviction que j’attache à ce point de vue me semble justifier qu’il soit partageable par tous. Toutefois, entre cette présomption ou cette prétention de mon point de vue à l’universalité et les moyens mis en œuvre pour l’imposer à tous, se joue une volonté ou un désir voire une passion dont il convient d’interroger les causes autant que les effets. Etudions d’abord les intentions qui animent cette volonté d’avoir raison puis nous en examinerons les effets.

1)                   Les intentions.

Si l’on considère l’expression littéralement, dans la neutralité de son sens littéral dénué de connotations, une telle volonté d’avoir raison semble difficilement critiquable. Critiquer consiste à évaluer les raisons d’une pensée ou d’un acte. Or la volonté est une inclination qui, par opposition à l’impulsion sensible du désir, repose sur une ferme résolution délibérée, c’est-à-dire motivée par des raisons. C’est donc au nom même de l’esprit critique que l’on veut avoir raison, que l’on cherche la vérité et aucun soupçon ne peut peser sur cette intention tant que les moyens mis en œuvre restent justement subordonnés à l’objectif que je me suis fixé : avoir raison qui suppose donc garder raison. A cette condition, il semble donc légitime de vouloir avoir raison.

2)            De la légitimité de l’intention à l’efficacité des effets.

Cette volonté par ailleurs se distingue d’une simple velléité parce qu’elle s’efforce de tenir la règle, l’engagement qu’elle s’est fixée et qui consiste à vouloir rendre raison de la réalité. Or la vérité que l’on s’efforce d’atteindre par sa représentation rationnelle supporterait mal d’être velléitaire car elle a à affronter la force d’inertie des préjugés, la force de séduction de la propagande et de la démagogie, la ruse de la persuasion qui oppose à l’effort de convaincre des arguments irrationnels comme la flatterie, les sophismes, la menace, la promesse. Il faut ainsi à Socrate (dans le Gorgias de Platon, 427-347)  beaucoup de ténacité pour affronter Calliclès et son refus d’entendre raison qui va jusqu’à qualifier son interlocuteur de « grenouille coassante ».

3)            Cette intention justifie une débauche d’efforts.

Si cette volonté d’avoir raison conduit celui qui soutient une thèse à la fermeté, voire à l’irascibilité, nous pouvons encore saluer cet effort parce que du conflit rationnel et dialogique qu’il engendre contre la thèse adverse, il peut venir à bout de tenaces réticences de la part de celui qui ne veut pas entendre raison. Ainsi, tel qu’il est mis en scène dans l’œuvre de Platon, Socrate n’hésite pas à recourir à l’ironie non pour vaincre ses adversaires mais pour les faire accoucher d’une vérité qu’il prétend ne pas détenir. Remarquons toutefois que Socrate justement ne veut pas avoir raison mais met en œuvre la raison pour faire surgir la vérité dans l’esprit de son interlocuteur : il ne possède pas la sagesse mais l’aime et veut la faire advenir.

4)            A armes égales contre la force de l’opinion infondée.

Dans une perspective plus moderne, celle de la liberté individuelle, « vouloir avoir raison » apparaît comme l’effort d’une revendication légitime de la liberté de penser contre les dogmes et les idéologies dominantes. Tenir à la thèse que l’on s’est efforcé de construire rationnellement apparaît comme un souci légitime contre les tentations de céder aux pensées préfabriquées qui s’enracinent dans la force des préjugés. Ainsi Descartes (1596-1650) à la fin de la première étape de ses Méditations Métaphysiques n’hésite pas à opposer à la force des préjugés l’excès de son doute, comme pour combattre à armes égales l’opinion et la confiance naïves dans les préjugés. Sans la ténacité de Galilée (1564-1642), l’héliocentrisme aurait-il été si convainquant contre des siècles du géocentrisme et l’autorité scientifique et religieuse de son temps ?

Conclusion-transition

Ainsi nous avons vu que « vouloir avoir raison » manifeste une intention légitime qui, pour affronter la mauvaise foi et la force des préjugés doit s’armer de cœur, de courage  sans pour autant renoncer aux exigences de la raison (tout comme dans l’âme sage le thumos doit rester subordonné au noùs).

Toutefois, nous pouvons suspecter cette volonté de muter en passion et de se faire le vecteur de mobiles moins rationnels que la recherche de la vérité. Alors « vouloir avoir raison » semble dangereux pour cette vérité que la raison cherche à formuler à travers le discours et, en ce cas cette volonté semble critiquable.

Par ailleurs, « vouloir avoir raison » suppose une confiance en la raison qui peut être discutée : la raison suffit-elle à garantir la vérité de mon propos ? Est-elle toujours efficace et même nécessaire si tout n’est pas démontrable ? N’est-on pas alors tenté de seulement l’emporter sur son adversaire ? Et cette possible impuissance de la raison n’est-elle pas justement un des mobiles qui fait craindre à celui qui soutient un point de vue qu’il ne parviendra pas à rendre raison de sa thèse et qu’il a raison de « vouloir avoir raison » bien qu’il ne puisse le démontrer ?

II. Sous le voile de la volonté, se cache l’inclination pathologique ou calculatrice de la domination.

1)                   De la volonté au désir.

Vouloir quelque chose signifie parfois le désirer. D’ailleurs, on aime avoir raison et on est réticent à avouer ses torts devant autrui dès lors que cette concession atteint notre amour-propre et alors même qu’on se le reconnaît dans son for intérieur. Loin d’être une inclination délibérée, sous l’apparence rationnelle d’une volonté à la recherche de la vérité, peut se cacher un désir dont les causes sont ignorées par l’individu. Les mobiles sensibles d’un tel désir se manifestent à travers le caractère péremptoire de celui qui « veut avoir raison » y compris contre la raison ou en abusant de la raison. C’est en  ce sens que l’on dit de certaines personnes, « qu’elles veulent toujours avoir raison » alors que reconnaître que l’on peut se tromper est, à l’instar de  la « réfutabilité » ou de « falsifiabilité » des théories scientifiques pour Karl Popper (1902-1994, Conjectures et réfutations), un gage de sérieux et de rationalité.

Un discours qui se barde de toutes sortes d’arguments pour prévenir toute critique finit par perdre de son crédit parce qu’on le soupçonne de cacher, derrière la multitude des raisons invoquées, des mobiles moins rationnels. Il s’agit à travers ce reproche de souligner une tendance presque maladive (« pathologique » dirait Kant, pour souligner l’absence de motivations rationnelles) de désirer passionnément imposer son opinion aux autres, de vouloir conquérir leur reconnaissance voire leur servitude intellectuelle afin d’exercer sur eux une domination.

2)                   Des mobiles « trop humains ».

a)            La vanité autoritaire.

Ainsi, en ce sens, on peut «vouloir avoir raison » non seulement parce qu’il est parfois difficile d’abandonner ses convictions, celles de son temps (et c’est sans doute pourquoi la plupart des grandes révolutions scientifiques sont dues aux intuitions d’hommes à l’esprit jeune qui ont peu à perdre intellectuellement ou socialement : Kepler (1571-1630) ou Einstein ont une vingtaine d’années lorsqu’ils ont l’intuition de leurs théories) mais aussi parce que l’on a besoin de se rassurer sur soi, parce que l’on craint le désaccord. « Vouloir avoir raison » revient alors à désirer l’assentiment des autres, leur reconnaissance de manière parfois maladroite et revient à combler une angoissante incertitude sur soi par l’imposition de son point de vue aux autres. Et c’est pourquoi aussi c’est dans l’incertitude et le chaos politique et social que la tyrannie trouve son audience la plus aveugle.

Et ici peu importe l’opinion dont on cherche à persuader son interlocuteur : prévaut seulement le consentement de celui-ci. Il apparaît alors tout à fait critiquable de vouloir avoir raison en étant indifférent aux exigences de la raison. Ainsi Lakatos (1922-1974, Histoire et méthodologie des sciences, 1978) et surtout Kuhn (né en 1922, La structure des révolutions scientifiques) souligne que même les scientifiques ont dû mal à abandonner leurs « paradigmes » malgré les « anomalies » que leur oppose la réalité et ils sont parfois conduits à inventer des hypothèses ad hoc pour continuer à donner raison à leur théorie  (comme Ptolémée pour maintenir le géocentrisme) ou à exclure du champ d’explication de leur théorie ces anomalies (comme l’orbite de Mercure à son périhélie pour les newtoniens). Certes cet entêtement se justifie d’abord par un souci d’efficacité : tant qu’aucune autre théorie ne remplace l’ancienne qui fonctionne, malgré tout, dans la plupart des cas, celle-ci ne sera pas mise au rebut. Mais, en même temps, il peut représenter un frein à l’imagination de nouveaux modèles de compréhension de la réalité.

b)            Le pouvoir calculateur.

On peut aussi vouloir avoir raison, non de manière impulsive, mais pour faire triompher son opinion à des fins qui nous sont utiles, par calcul et non par sentiment mais toujours pour des mobiles étrangers à la vérité et, en ce sens, on n’hésitera pas à user de sophismes et de rhétorique. Et c’est pourquoi la politique tourne souvent à la joute oratoire en démocratie et, en dictature, à la diatribe séductrice qui flatte les peurs et les ressentiments. Ainsi, dans l’Antiquité, les sophistes se faisaient fort « d’avoir raison » sur leur auditoire quelle que fût l’opinion dont il s’agissait de le persuader. Ce qui apparaît éminemment critiquable, c’est cette prétention de posséder la sagesse ou le savoir sous prétexte que ce qui importe n’est pas la vérité (dont les sceptiques prétendent qu’on ne peut jamais être certain de l’avoir atteinte) mais l’intérêt personnel, l’utilité que je peux retirer de l’ascendant que j’exerce ainsi, par mon discours, sur le public.

3)                   Les limites de la raison.

Enfin, si la raison ne peut rendre raison de tout, s’il faut admettre de poser des axiomes pour produire des démonstrations, s’il faut reconnaître avec Kurt Gödel (1906-1978) et son théorème d’incomplétude que toute proposition vraie n’est pas nécessairement démontrable, s’il faut avouer qu’il n’existe pas d’expérience cruciale qui vérifie absolument une théorie physique, s’il faut accepter que les sciences aient une histoire et qu’elles ne peuvent que proposer des modèles perfectibles voire provisoires de compréhension de la réalité, alors « vouloir avoir raison » manifeste une prétention illégitime si l’on prétend avoir effectivement raison de manière définitive.

Conclusion-transition :

                Nous avons donc montré que les mobiles psychologiques et sociaux de celui qui veut avoir raison disqualifient cette volonté, la rendent critiquable en dépit de certaines vertus pour le dynamisme de la recherche de la vérité. Mais cette critique serait incomplète si elle faisait l’économie de l’étude des conséquences de cette volonté.

III. Les conséquences de cette volonté d’avoir raison.

1)            Un moteur de la recherche de la vérité.

Nous avons vu que sans l’obstination le dialogue tourne court devant celui qui sait imposer son point de vue par des moyens irrationnels autant que devant des arguments rationnels dont on a mentionné brièvement les limites. Or la volonté d’avoir raison et les efforts qu’elle implique ont une portée heuristique indéniable à condition de ne pas s’enfermer à soutenir une tradition stérile ou un orgueil borné : celui du scientifique, celui du politicien mais aussi de tout homme (et c’est pourquoi Bachelard (1884-1962) dans La formation de l’esprit scientifique montre que les plus difficiles obstacles épistémologiques se trouvent non dans l’évanescence du réel mais dans la subjectivité de l’homme).

Cette obstination de celui qui veut avoir raison peut donc contribuer à révolutionner les mentalités et les paradigmes intellectuels dépassés. Et certains scientifiques, philosophes ou penseurs y ont laissé leur vie ou leur confort : Giordano Bruno (1548-1600) périt sur le bûcher, Rousseau (1712-1778) fut marginalisé par exemple.

2)            Un obstacle à la recherche de la vérité.

Toutefois cette même obstination confine parfois le dialogue dans un débat d’opinions où chacun s’énerve et campe sur ses positions. « Vouloir avoir raison » peut en ce sens conduire à refuser d’écouter ou d’entendre les arguments adverses oubliant que le dialogue doit permettre de convaincre (c’est-à-dire vaincre ensemble contre le mensonge, l’illusion, l’erreur ou l’ignorance) plutôt que de persuader. Le dialogue (en grec, dia signifie à travers et logos, le langage et la raison) se passe à travers la raison et le discours, il est la matrice de la vérité et non un moyen de la domination. Le discours du dictateur ne dialogue pas, il n’attend pas de réponse mais des réactions du public, des ovations grâce à des paroles stéréotypées et simplificatrices. Il agit par des métaphores, des analogies, des moqueries, il cultive le goût du spectacle plus qu’il ne fait sens. Il s’adresse à la sensibilité plus qu’à la raison. Ce refus du dialogue manifeste le refus préalable de toute objection, partant de toute concession. Il porte atteinte à la liberté de penser en prétextant la liberté d’opinion.

3)                   Synthèse.

Ainsi, nous le voyons, « vouloir avoir raison » n’est légitime et fertile qu’à accepter les prérogatives d’une raison qui sait reconnaître ses limites, qui sait accepter les critiques de la raison, qui accepte que le discours de la raison ne soit ni un exposé rationnel dogmatique trop sûr de lui ni une doctrine irrationnelle imposée. Vouloir avoir raison n’est acceptable qu’à condition d’accepter que l’on puisse avoir tort.

Conclusion.

Ainsi, nous avons vu que « vouloir avoir raison » aurait pu être le credo légitime de celui qui cherche la vérité plutôt que de prétendre la posséder (c’est en ce sens que Pythagore (582-500) fit le premier usage du mot  philosophos). Mais l’expression dans le langage courant vise plutôt à disqualifier celui qui, de mauvaise foi, abuse de la raison et de son auditoire pour des mobiles irrationnels. Alors on doit conclure que  « vouloir avoir raison » exige une vigilance auto-critique à l’égard d’une volonté qui n’est parfois que le masque des passions humaines : « vouloir avoir raison » n’est acceptable qu’à la condition d’accepter la critique, qu’à vouloir aussi avoir raison de soi. Celui qui veut avoir raison est donc nécessairement critiquable, et ce n’est que parce qu’il se reconnaît critiquable que sa volonté est légitime.