Jean-Jacques Rousseau (1712-1778)

Extrait de La Nouvelle Héloïse, VIII, 1761

Gallimard, coll. "Bibliothèque de la Pléïade, 1964, p. 693-694

Texte

"Malheur à qui n'a plus rien à désirer ! il perd pour ainsi dire tout ce qu'il possède. On jouit moins de ce qu'on obtient que de ce qu'on espère, et l'on n'est heureux qu'avant d'être heureux. En effet, l'homme avide et borné, fait pour tout vouloir et peu obtenir, a reçu du ciel une force consolante qui rapproche de lui tout ce qu'il désire, qui le soumet à son imagination, qui le lui rend présent et sensible, qui le lui livre en quelque sorte, et pour lui rendre cette imaginaire propriété plus douce, le modifie au gré de sa passion. Mais tout ce prestige disparaît devant l'objet même ; rien n'embellit plus cet objet aux yeux du possesseur; on ne se figure point ce qu'on voit ; l'imagination ne pare plus rien de ce qu'on possède, l'illusion cesse où commence la jouissance. Le pays des chimères est en ce monde le seul digne d'être habité et tel est le néant des choses humaines, qu'hors l'Être existant par lui-même, il n'y a rien de beau que ce qui n'est pas."

Explication et commentaire (par M. Guyon, juin 2004)

(Introduction.)

(Thème et thèse du texte)

A travers cet extrait, Rousseau aborde les thèmes du désir, du bonheur et de l'imagination. Il souligne l'importance de l'imagination dans le développement du désir. Il soutient ici la thèse selon laquelle le désir nourri de l'imagination plus que la jouissance de sa réalisation décevante apporte le bonheur de sorte que l'univers imaginaire des objets idéalisés du désir a plus de valeur pour l'existence de l'homme que toutes les richesses acquises.

(Plan de l'argumentation du texte)
Pour soutenir cette thèse, l'auteur commence par mettre en garde quiconque n'éprouverait plus aucun désir parce qu'il possède tout ce à quoi il a aspiré. Il explique dans une deuxième étape que les objets ne sont désirables, n'ont de valeur que parce que l'imagination les embellit, nous les rend tangibles à travers un espoir protéiforme alors que leur réalité découverte dans la possession de ces objets nous révèle leur fadeur, nous dépossède des illusions valorisantes dont nous les avions parés. Rousseau peut alors conclure que seul ce monde imaginaire créé à l'occasion du désir rend la vie de l'homme digne d'être vécue.

(Problématisation du texte, de sa thèse et de ses arguments)
Toutefois nous pouvons nous demander si, au contraire, ce n'est pas la débauche d'imagination qui rend la réalité décevante, réalité qui nous contenterait si nous savions jouir de la lucidité. D'autre part, nous pouvons aussi nous demander si la capacité à ne pas éprouver de manques n'est pas le moyen d'atteindre une tranquillité de l'âme qui pourrait nous rendre heureux. Enfin, Rousseau semble sous-entendre que la valeur des choses ne provient que du désir et de l'imagination alors que savoir gérer ses désirs et résister aux imaginations sources d'illusions pourrait être au contraire une vertu suprêmement désirable.
Afin de résoudre ces problèmes, nous nous efforcerons d'expliquer de manière linéaire cet extrait de La nouvelle Héloïse et d'évaluer en les discutant les arguments invoqués par l'auteur.

* * *

(Explication.)
Cet extrait commence par une exclamation menaçante, une mise en garde : " Malheur à qui n'a plus rien à désirer ! ". Cette mise en garde initiale est déroutante parce que paradoxale. En effet, si nous tenons à nos désirs comme à des promesses de jouissance, le désir est en même temps l'épreuve d'un manque qui peut faire souffrir dans le délai ou les difficultés qu'il impose à sa réalisation ou dans l'impossibilité de l'accomplir, il manifeste en outre notre finitude et notre imperfection : nous sommes imparfaits car nous manquons, au-delà de nos simples besoins finis, de biens qui sont difficiles à se procurer et nos ressources pour satisfaire ces désirs restent limitées face aux obstacles (la réalité extérieure, les désirs des autres) qui peuvent s'opposer à leur réalisation. C'est pourquoi l'absence (" rien ") durable (" n'a plus ") d'objet désirable devrait plutôt apparaître comme l'avènement de la tranquillité de notre âme, de notre ataraxie ou comme le bonheur que l'on définit classiquement comme l'idéal d'une satisfaction totale et durable de toutes nos aspirations. Alors pourquoi cette absence de tout objet de désir est-elle présentée par Rousseau comme un malheur ? Comment l'absence de manque peut-elle nous faire souffrir ?
La réponse à cette question est sous-entendue dans la deuxième phrase du texte : " Il perd pour ainsi dire tout ce qu'il possède. " Le malheur est ici conçu comme une perte, comme un vide qu'au contraire certains penseurs (stoïciens, épicuriens ou bouddhistes, par exemple) considèrent comme la clef de la sérénité. Rousseau sous-entend que le bonheur repose sur une plénitude éprouvée, ressentie, sur le sentiment jouissif d'une lacune en comblement. Mais il faut remarquer qu'une telle jouissance est brève puisque le comblement qui en est à l'origine supprime du même coup l'indigence, qui donne du prix à l'objet désiré, et devient dès lors sans valeur. L'absence d'objet de désir n'est donc pas l'absence de biens mais l'absence de valeur de ces biens puisque, acquis, ils ne manquent plus et ne sont plus désirés ; c'est pourquoi Rousseau précise qu'il ne s'agit pas d'une véritable perte de ce que l'on possède (" pour ainsi dire ") mais uniquement de la perte de prix à nos yeux des biens que l'on possède et qui, dénués de valeur, ne sont plus désormais désirables.
D'après Rousseau, ce ne serait donc pas la valeur de l'objet qui le rendrait désirable mais le désir de cet objet, le fait d'en manquer, de l'espérer, de l'attendre qui en ferait le prix. Cette conséquence n'est pas sans rappeler la dénonciation spinoziste de la cause finale de nos désirs dans son ouvrage intitulé Ethique : ce qui fait la valeur d'une habitation, ce n'est pas la maison elle-même mais notre désir de nous mettre à l'abri, notre désir de l'habiter qui dépend de notre désir de persévérer dans notre être déterminé par notre essence d'être humain dont la fragilité ne s'accommode pas de l'hostilité de la nature.
Mais Rousseau radicalise encore cette illusion d'une valeur en soi de l'objet en montrant que la possession de l'objet fait perdre sa valeur à cet objet.

(Transition qui vise à rendre dynamique la lecture du texte en le questionnant)
C'est justement ce double processus de valorisation des objets par le désir et de leur dévalorisation par la possession que Rousseau va maintenant expliquer pour argumenter sa mise en garde inaugurale. Mais nous pourrions aussi nous demander si la valeur des choses est nécessairement tributaire du désir ? Le devoir, parfois contraire à certains de nos désirs, n'est-il pas à même de fonder des valeurs ? Ou faut-il comprendre que le devoir n'est que la manifestation d'un autre désir, l'impulsion vers la vertu qui nous manque et que nous désirons (c'est d'ailleurs par cette opposition de la passion de la moralité à la passion amoureuse adultère que, selon Rousseau, l'être humain peut vaincre celle-ci)?

* * *

Le " En effet " de la troisième phrase annonce cette explication de la valorisation des objets par le désir. Cette explication s'articule sur l'opposition ("comme l'indique le " Mais " de la quatrième phrase) entre l'attitude de l'homme avide et indigent et les conséquences de la possession.
Rousseau commence par examiner la situation paroxystique de l'homme qui éprouve des désirs démesurés (" l'homme avide ") mais qui possède des capacités limitées pour les satisfaire (" borné " qu'il ne faut pas interpréter dans son sens familier et contemporain de " stupide "), personnalité tiraillée entre deux excès et qu'il explicite en qualifiant cet individu ainsi : " fait pour tout vouloir et peu obtenir ". Un tel homme, auquel on n'oserait pas s'identifier mais dans lequel chacun peut se reconnaître, retrouver ses appétits refoulés et ses limites inavouées, est pourtant moins malheureux que celui qui ne manque de rien parce qu'il a tout obtenu, parce que ses appétits sont bornés ou comblés : cet homme-là " a reçu du Ciel [comprenons de Dieu] une force consolante ". Le désir et la difficulté de l'assouvir sont vécus comme une malédiction de la condition humaine, démesurée par ses appétits mais finie par ses ressources. Cette contradiction de la condition humaine est compensée par une force, celle de l'imagination par laquelle chacun anticipe sur la satisfaction à venir et la rend tangible (l'objet est rendu " présent et sensible ") à travers ses fantasmes. Bien sûr, cette satisfaction n'est pas due à la possession réelle mais à la possession idéale (sous forme d'idées), imaginaire, représentée. L'objet désiré n'est pas possédé mais je m'en " rapproche ". Rousseau décrit l'intérêt de cette consolation à travers une gradation : l'imagination me " rapproche " de l'objet désiré, elle me " le soumet " puisque je peux imaginairement en faire ce que je veux, elle me le rend même " présent et sensible ". Il faut ici remarquer que la présence imaginaire de l'objet désiré n'est pas moins " sensible " que celle de l'objet réel et même l'objet désiré, mon imagination " le modifie au gré " de mes appétits, cet objet immatériel de mon imagination est plus en mon pouvoir que ne le sera jamais l'objet possédé.
Ce processus rappelle celui souvent décrit par les psychologues, les philosophes ou les écrivains concernant la passion : il s'agit d'un processus de construction imaginaire de l'objet du désir en fonction de mes tendances, des manques dont je souffre, je construis l'objet de mon désir en fonction de tout ce que je veux obtenir de lui, je l'idéalise, je cristallise (comme le décrit Stendhal dans De l'amour) autour de l'objet réel, vulgaire et sans attrait, toutes les qualités qui seraient nécessaires à satisfaire toutes mes aspirations. L'imagination n'est pas seulement mise en présence de l'objet à travers mes fantasmes (satisfactions imaginaires de mes désirs) mais création de l'objet qui convient à mes désirs. Le réel objet du désir est idéal et immatériel bien que présent et sensible grâce à cette " force consolante " qu'est l'imagination, il est même plus sensible et satisfaisant que l'objet réel dont la possession est décevante comme va l'expliquer l'auteur dans la suite de l'extrait.

* * *

En effet, Rousseau souligne l'anéantissement de " tout ce prestige ". Mais de quoi veut-il parler ? Du prix de l'objet désiré du fait qu'il est désiré ou du fait que le délai ou l'impossibilité d'assouvir pousse l'imagination à combler cette attente et à parer cet objet d'un halo et d'une aura de qualités qui ne sont pas réelles ? Le prix de l'objet désiré n'est-il fondé que sur cette débauche de l'imagination ?
L'auteur explique alors que " l'objet même " est étranger à " tout ce prestige " qui l'" embellit " dans le manque. L'assouvissement conduit à une prise de conscience, à un gain de lucidité qui entraîne une désillusion. Rousseau oppose deux formes de la sensibilité : la perception (" on voit ") et l'imagination (" on…se figure "). La perception est réaliste mais décevante alors que l'imagination est idéalisatrice mais valorisante. Notons d'ailleurs que l'imagination n'est pas seulement responsable de la valorisation qui donne du prix à l'objet du désir mais aussi cause de la dévalorisation qui exacerbe nos répulsions.
Ce qui est possédé réellement n'est plus paré, embelli par l'imagination tout comme la colère cesse, penaude parfois de réaliser le caractère dérisoire du mobile réel qui l'a suscité. Si la jouissance est la fin (le terme autant que le but) du désir, elle est du même coup la fin (la mort) de l'illusion à laquelle le manque a conduit la création imaginaire.
Selon Rousseau, l'illusion créée par l'imagination est préférable à la désillusion de la lucidité qu'engendre la possession réelle de l'objet. C'est pourquoi selon l'auteur, " le pays des chimères est…le seul digne d'être habité ". Ce pays est celui des êtres imaginaires, (les chimères sont des êtres fantastiques composés d'un assemblage de parties d'animaux réels) tout comme notre désir, en espérant et rêvant l'objet qui le satisferait, compose l'objet qui lui convient le mieux. Ce pays qui n'existe pas, ce non-lieu, cette utopie est le refuge de l'homme " en ce monde ", ce qui implique que, si un autre monde, divin et céleste (métaphoriquement ; le " Ciel " de la troisième phrase) existe alors, comme un paradis, alors cet Eden céleste pourrait combler l'homme. Cet au-delà de " ce monde " terrestre est celui de " l'Etre existant par lui-même ", de l'être ni engendré ni créé qui se suffit à lui-même et n'a pas besoin de chercher ses satisfactions en dehors de lui-même, ni dans la réalité créée ni dans une réalité imaginaire. Cet Etre existant par lui-même est l'être dont l'existence est nécessaire, dont l'existence ne dépend de rien que de lui-même, c'est, par exemple le Dieu de la Bible qui s'annonce en disant justement : " Je suis celui qui est ", celui dont l'existence est inscrite comme nécessité de son essence.
Or ce paradis céleste est inaccessible à l'homme qui, selon la Bible, a été déchu de l'Eden terrestre en se laissant tenter par la connaissance, qui lui fit découvrir sa nudité et, comme rançon, l'homme a été condamné à l'indigence. Pour Rousseau, c'est l'amour-propre qui fait que les désirs de l'homme passent ses simples et mesurés besoins. " Le néant des choses humaines " est justement ce vide de jouissance que procure la possession réelle des choses et cette plénitude de jouissance qu'apporte l'irréalité des biens imaginés : ce néant est à la fois absence de jouissance procurée par la possession du réel et irréalité de l'imaginaire source de jouissance.

(Transition qui vise à problématiser le texte et ses arguments)

Toutefois cette conclusion de Rousseau qui valorise l'imaginaire au détriment du réel n'est-elle pas une recommandation dangereuse ? Le plaisir créé par les fausses imaginations ne conduit-il pas nécessairement à la désillusion dans la mesure où l'homme ne peut éviter le retour à la réalité ? La vérité ne peut-elle apporter une satisfaction supérieure, peut-être moins gaie mais plus sereine, à celle, superficielle et peut-être éphémère, des illusions ? Sommes-nous condamnés entre le vide de la déception et le voile fragile de l'illusion?

* * *

(Discussion.)
S'il est vrai que le désir peut être une formidable incitation à une débauche d'efforts, de recherches pour atteindre son objet (Eros n'est-il pas fils de Pénia, l'indigence mais aussi de Poros, la ressource ?) et si l'imagination colore la réalité, donne du sens à tout ce qui dépasse nos simples besoins, créé un monde symbolique qui donne du sens ou tout simplement un sens à cette vallée de larmes que notre vie traverse, l'imagination a souvent été considérée comme maîtresse d'erreur et de fausseté, souvent condamnée par les philosophes. En effet, elle élève l'homme rêveur vers un Ciel brûlant sur des nuages illusoires incapables d'éviter un retour d'autant plus rude à la réalité. Il peut paraître dangereux d'exacerber l'imagination et de survaloriser un objet au-delà de ses qualités réelles sachant que la lucidité ne peut manquer d'être entrevue ou de nous rattraper en de maintes occasions de l'existence. Ainsi, Roméo et Juliette ou Tristan et Iseult se seraient-ils autant estimé si la réalisation de leur amour n'avait été sans cesse repoussée par les obstacles, sublimant leur union vers un au-delà inaccessible et rêvé, espéré mais regretté ?
En outre, faire dépendre la valeur des objets, dignes d'être désirés, du prestige fictif et illusoire créé par l'imagination, c'est faire dépendre la valeur des choses de l'opinion subjective de chacun. Ainsi même un objet sans valeur peut être désiré. Descartes prévenait bien de la distinction entre ce qui rend un être estimable (ses réelles vertus) et ce qui le rend aimable, qui peut n'être qu'artifice injuste et naïf de notre imagination. Ce qui rend aimable aux yeux de Descartes, les femmes " un peu louches ", ce ne sont pas les vertus propres de ces femmes mais une qualité (le strabisme), qui est regardée d'ordinaire comme un défaut, mais qui ressuscite en lui le souvenir oublié d'une affection d'enfance pour une jeune fille qui louchait.
Ne faut-il pas alors préférer au plaisir pris aux fausses imaginations, une lucidité moins gaie parce qu'elle est source d'une satisfaction fondée sur des réalités tangibles : le plaisir pris à la découverte de la vérité et à la connaissance ?
Plus radicalement, si le désir est l'épreuve d'un manque qui nous fait souffrir, n'est-il pas plus judicieux de supprimer ces manques sans survaloriser les objets illusoires dont on croit manquer ? Cette apathie (absence de désirs) n'est-elle pas un moyen d'atteindre une certaine tranquillité de l'âme, l'ataraxie prônée par les stoïciens ? Sans doute cette tranquillité acquise savamment par l'abstinence et la réflexion constitue-t-elle un bonheur peu réjouissant.
Alors ne faut-il pas seulement se permettre les désirs dont on ne se rend pas dépendant et proscrire tous ceux qui nous mettent en danger parce qu'ils dépendent de l'opinion subjective et changeante de la foule ?
Si la rigueur stoïcienne de l'apathie réduit le bonheur au sentiment d'être vertueux, la prudence épicurienne préserve le dynamisme des désirs dans la vie de l'homme tout en le prémunissant de tout ce qui ruinerait l'autarcie du sage. Et cette aptitude à accepter ce qui ne dépend pas de moi (la vieillesse qui étiole la beauté rêvée de l'être aimé, les compromis et la promiscuité du quotidien qui démythifient l'objet de l'idolâtrie amoureuse, la maladie ou la mort qui ruinent notre hygiène de vie) alliée à cette habileté à tirer jouissance des désirs, mêmes enrichis des fantasmes, si je sais que je n'en serais pas l'esclave déçu, ne constituent-elles pas une vertu plus gratifiante que la fuite frénétique dans des désirs d'objets inaccessibles car illusoires, désirs condamnés à ne jamais se réaliser ou à se renouveler indéfiniment face aux désillusions de leur réalisation, sans savoir où ils me mènent (comme Don Juan qui ne sait pas vraiment d'où lui vient cet insatiable appétit de conquêtes féminines) ?
Si l'apathie (absence de tout désir) peut nous sembler un idéal ascétique peu réjouissant et finalement l'objet d'une passion orgueilleuse (celle de se savoir indifférent) qui gaspille ce temps précieux que nous pourrions consacrer aux réjouissances, une prudence dans le choix des objets de nos désirs ainsi que la lucidité, complaisante mais vigilante, exercée sur les fantaisies de notre imagination doivent nous permettre de jouir du désir sans nous laisser abuser par notre imagination. Celle-ci peut alors devenir la véritable matrice de la donation lucide d'un sens à une réalité matérielle condamnée à l'absurdité des mécanismes naturels. L'utopie n'est pas qu'une illusion condamnée à la stérilité, elle n'est pas qu'un monde de chimères mais la donation de sens à notre condition humaine, sa réalisation parfois. Le suprême objet du désir n'est pas alors telle ou telle utopie impossible ou dérisoire mais la conscience d'être capable de donner un corps réel à cette utopie qui consiste à vouloir donner un sens à notre vie. Si la conscience révèle à l'homme la vanité de ses ambitions, elle lui révèle aussi que c'est à lui de donner un sens à l'absurdité de sa condition.

* * *

(Conclusion.)
Jouissance sans conscience (ou imagination sans lucidité) est pour Rousseau la seule vie digne d'être vécue. Nous avons montré les dangers d'un tel aveuglement dans les fantasmes car la réalité perce immanquablement le voile de nos rêves et blesse notre ferveur. Au contraire, nous avons voulu montrer que la lucidité quant à notre finitude confère encore plus de valeur aux plaisirs que nous parvenons à nous octroyer, avec le sentiment réjouissant de parvenir à traverser la tragédie de la vie comme le pilote d'un navire, esquif au coeur d'une tempête et non comme un galérien aveugle quant à sa destination et assourdi par des braillements de soudards.

Un autre point de vue sur le plaisir, l'imagination et la lucidité.

René Descartes
Lettre à Elisabeth du 6 octobre 1645

"Madame,
Je me suis quelquefois proposé un doute : savoir s'il est mieux d'être content et gai, en imaginant les biens qu'on possède être plus grands et plus estimables qu'ils ne sont, et ignorant ou ne s'arrêtant pas à considérer ceux qui manquent, que d'avoir plus de considération et de savoir, pour connaître la juste valeur des uns et des autres, et qu'on devienne plus triste. Si je pensais que le souverain bien fût la joie, je ne douterais point qu'on ne dût tâcher de se rendre joyeux, à quelque prix que ce pût être, et j'approuverais la brutalité de ceux qui noient leurs déplaisirs dans le vin ou s'étourdissent avec du pétun. Mais je distingue entre le souverain bien, qui consiste en l'exercice de la vertu, ou (ce qui est le même), en la possession de tous les biens, dont l'acquisition dépend de notre libre-arbitre, et la satisfaction d'esprit qui suit de cette acquisition. C'est pourquoi, voyant que c'est une plus grande perfection de connaître la vérité, encore même qu'elle soit à notre désavantage, que l'ignorer, j'avoue qu'il vaut mieux être moins gai et avoir plus de connaissance. Aussi n'est-ce pas toujours lorsqu'on a le plus de gaieté, qu'on a l'esprit plus satisfait ; au contraire, les grandes joies sont ordinairement mornes et sérieuses, et il n'y a que les médiocres et passagères, qui soient accompagnées du ris. Ainsi je n'approuve point qu'on tâche à se tromper, en se repaissant de fausses imaginations ; car tout le plaisir qui en revient, ne peut toucher que la superficie de l'âme, laquelle sent cependant une amertume intérieure, en s'apercevant qu'ils sont faux."