Corrigé
sur le texte de Rousseau consacré à la réflexion morale.
« Celui qui n'a jamais réfléchi, ne peut être ni clément, ni juste, ni pitoyable1, il ne peut pas non plus être méchant et vindicatif. Celui qui n'imagine rien, ne sent que lui-même ; il est seul au milieu du genre humain.
La réflexion naît des idées comparées, et c'est la pluralité des idées qui porte à les comparer. Celui qui ne voit qu'un seul objet n'a point de comparaison à faire. Celui qui n'en voit qu'un petit nombre, et toujours les mêmes des son enfance, ne les compare point encore, parce que l'habitude de les voir lui ôte l'attention nécessaire pour les examiner : mais à mesure qu'un objet nouveau nous frappe, nous voulons le connaître ; dans ceux qui nous sont connus, nous lui cherchons des rapports. C'est ainsi que nous apprenons à considérer ce qui est sous nos yeux, et que ce qui nous est étranger nous porte à l'examen de ce qui nous touche. »
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1. Pitoyable :
capable de pitié.
1. Dégagez
l’idée centrale du texte et les étapes de son argumentation.
2. Expliquez :
·
« Celui quoi n’imagine rien ne sent que
lui-même ; il est seul au milieu du genre humain ».
·
« ce qui nous est étranger nous porte à l’examen de
ce qui nous touche »
3. La valeur morale de l’homme dépend-elle
de l’étendue de ses connaissances ?
Analyse du texte
(questions 1 et 2)
A
travers ce texte, Rousseau aborde le thème de la conscience morale. Il
s’interroge sur l’origine de la réflexion morale que l’homme peut avoir sur ses
actes. L’auteur soutient ici la thèse selon laquelle pour pouvoir porter un
jugement moral sur nos actes habituels et leurs conséquences, il faut être
capable d’y être attentif et d’y réfléchir, ce qui suppose que nous soyons
confrontés à des réalités étrangères auxquelles nous les comparons. L’enjeu
de ce texte est de souligner que la moralité de l’individu ne vient pas d’une
obéissance aveugle à des habitudes morales relatives qui lui ont été inculquées
mais qu’elle vient de sa capacité critique à réfléchir y compris sur ses actes
les plus habituels.
L’effet de l’absence de
réflexion sur la moralité : l’irresponsabilité morale.
L’absence
de réflexion entraîne, d’après Rousseau, l’absence de sentiment moral
bon ou méchant, une amoralité, une innocence primitive.
Etrangement
l’auteur met ensuite en parallèle cette absence avec l’absence d’imagination
alors que l’une est conceptuelle et l’autre utilise des images. Alors que la
première phrase traitait de réflexion, la deuxième parle d’imagination et de
sensibilité. C’est que sans doute pour Rousseau la réflexion ne peut se faire
qu’à partir de ce que l’on perçoit par les sens.
L’absence
d’imagination ne me fait éprouver que des sensations qui me concernent, que
mes propres sentiments et comme le suggère Rousseau après le point-virgule qui
annonce une explication, m’empêche d’éprouver, en les imaginant, les
sensations ou les sentiments des autres, de sorte que je me retrouve
« seul au milieu du genre humain ». L’absence d’imagination m’empêche
de me mettre à la place des autres, de m’imaginer dans leur situation, pour
imaginer ce qu’ils peuvent éprouver face à mon comportement de sorte que je
suis alors incapable de réfléchir à la moralité de mes actes à leur égard.
Ce
serait donc grâce à l’imagination que l’on serait capable de se mettre à la
place des autres, donc de ressentir ce que les autres éprouvent lorsque nous
agissons envers eux en bien ou en mal. Ainsi grâce à l’imagination, je compatis
avec les autres et peux me rendre responsable de les faire souffrir ou d’être
bons envers eux.
L’origine de la
réflexion : la diversité et la nouveauté.
Rousseau
va ensuite préciser comment apparaît la réflexion. La réflexion vient de la
comparaison d’idées qui elle-même suppose une pluralité d’idées en mon esprit.
Rousseau
justifie ensuite ce raisonnement en examinant les différents cas
possibles : l’absence de diversité, une diversité trop peu nombreuse pour
me sortir de l’habitude et le sentiment de nouveauté (rendu possible par une
diversité si grande qu’on ne peut s’y habituer).
D’abord
la sensation d’un seul objet (censée produire l’idée de cet objet) ne permet
pas de comparaison : cette proposition est évidente. L’unicité habituelle
d’une sensation entraîne l’inattention à cette sensation.
Ensuite
même la sensation de plusieurs objets si ceux-ci sont en petit nombre et
toujours les mêmes ne permet pas de les comparer comme l’explique ensuite
Rousseau (« parce que ») : l’absence de variété des objets entraîne
l’habitude de l’esprit aux sensations de sorte qu’il n’y prête plus attention
(Leibniz expliquait lui aussi cette inconscience née de l’accoutumance à une
sensation répétée). La répétition d’une trop faible diversité entraîne
l’inattention et endort la réflexion.
A ces
deux cas ou degrés, Rousseau oppose finalement (« mais ») la
nouveauté (dont il sous-entend qu’elle va de pair avec une diversité
suffisante) de nos sensations : Cette nouveauté paraissant étrange excite
notre curiosité et notre désir de la connaître, de la comprendre, ce qui nous
pousse à la comparer avec ce que nous connaissons déjà auquel nous ne faisions
plus attention pourtant.
Conclusion : la
nouveauté et la diversité permettent la réflexion morale sur mes propres actes.
C’est
pourquoi Rousseau peut alors conclure (« C’est ainsi que ») que c’est
la nouveauté (« ce qui nous est étranger ») qui nous pousse
non seulement à la découvrir mais aussi à connaître « ce qui nous
touche » c’est-à-dire ce qui nous est proche, ce qui nous est familier, à
réfléchir à ce que nous avions tellement pris l’habitude de faire que nous le
faisions sans en interroger ni examiner la valeur morale. En même temps, cette
nouveauté, par contraste avec ce à quoi nous sommes accoutumés, nous
pousse à réfléchir à « ce qui nous touche » au sens de ce qui nous
tient le plus à cœur, au bien et au mal que nous pouvons faire ou que nous
pouvons subir, aux choix les plus importants que nous pouvons être amenés à
faire dans notre vie.
Discussion (question 3)
Mais
alors la conscience morale que nous pouvons manifester à l’égard de nos actes,
notre valeur morale est-elle dépendante de l’étendue et la variété de nos
connaissances dans la mesure où cette diversité nous pousse à nous remettre en
cause, à examiner de manière critique nos préjugés et nos valeurs familières en
les confrontant à d’autres idées ? Faut-il donc être savant pour avoir une
valeur morale ?
Remarquons
tout d’abord que la valeur morale d’un homme ne se mesure pas à son rang social
attesté par des diplômes, une fortune, un pouvoir, un style de vie, etc. En
effet, la valeur morale d’un homme n’est pas son statut social mais sa capacité
à juger du bien et du mal et à commettre des actes bons, conformes à une
certaine idée du bien.
Or
Rousseau nous démontre bien que sans un minimum de connaissances variées, la
conscience de l’homme sombre dans l’habitude des préjugés, des comportements
auxquels on finit par ne plus réfléchir tant l’habitude de les commettre nous
les fait paraître naturels. Ainsi, sans méchanceté mais aussi sans réflexion,
certains peuvent-ils être sectaires, sexistes, autoritaires comme jadis
d’autres furent racistes ou esclavagistes. Etre capable de comparer nos idées,
nos habitudes à des idées différentes, à des comportements qui nous sont étrangers
nous permet de relativiser la valeur absolue que nous avions fini par attribuer
à nos valeurs. Ainsi, pour juger de ce qui nous est familier mais aussi plus
radicalement pour prendre conscience de leur valeur, sommes-nous obligés de
nous placer d’un autre point de vue, de nous excentrer pour échapper à notre
ethnocentrisme ou à notre égocentrisme (comme Montesquieu par ses Lettres
persanes permet à un occidental de prendre conscience de la relativité
discutable de ses moeurs, de ses usages et de ses valeurs.
[Transition]
Mais si un minimum de diversité des connaissances semble bien nécessaire
pour cette prise en considération critique de nos préjugés et jugements
familiers, faut-il nécessairement que cette connaissance soit très étendue,
la valeur morale de l’homme varie-t-elle à proportion de l’étendue de ses
connaissances ?
Il
semble bien que comme le pouvoir (physique, économique, technique, etc) qui
augmente la portée des conséquences de mes actes, l’étendue de mes
connaissances puisse être un instrument au service des fins les plus diverses,
les meilleures comme les pires. Descartes faisait ainsi remarquer que
« les plus grandes âmes [c’est-à-dire celles dont les qualités
intellectuelles sont les plus vives et exercées] sont capables des plus grands
vices aussi bien que des plus grandes vertus ». Le savoir n’est pas
seulement le moyen de découvrir une diversité de mœurs et de valeurs mais aussi
un instrument de domination pour qui sait et veut s’en servir ainsi.
Mais
encore les connaissances d’un individu peuvent être étendues dans un domaine
précis dont l’unique but pourrait être de démontrer une idée, un jugement de
valeur quand bien même ceux-ci seraient immoraux. Ainsi, le scientifique nazi a
pu multiplier ses recherches dans le seul but de prouver la prétendue
supériorité de la race aryenne. C’est donc moins l’étendue des connaissances
que leur diversité et la diversité des hypothèses que ces connaissances
s’efforcent d’argumenter qui est utile à la réflexion morale d’un homme.
Enfin,
quand bien même l’homme serait capable, du fait de cette diversité de
connaissances, de tenir une réflexion morale critique, celle-ci ne suffit pas à
motiver sa volonté qui doit aussi prendre en compte les mobiles des désirs, des
appétits envieux, jaloux ou ambitieux qui peuvent étreindre un individu.
[Conclusion]
La conscience et la réflexion critiques de ses actes apparaissent donc
nécessaires à la valeur morale d’un homme, c’est-à-dire à sa capacité à agir en
bien mais il importe aussi que par sa volonté cet individu soit capable de se
décider en restant indépendant des tentations de ses désirs, sans se laisser
gouverner par eux. Avoir accès à une diversité critique de points de vue est
donc nécessaire au sérieux du jugement moral mais être savant n’est pas une
garantie de cette capacité critique. Cette conscience morale a en outre besoin
d’une volonté exercée à être autonome par rapport à la tyrannie des désirs.
L’intérêt de cette discussion a été de nous amener à prendre conscience que
l’examen critique d’une diversité de points de vue est utile à la réflexion
morale qui sans cela s’endort dans ses préjugés mais aussi de nous montrer
qu’elle n’est pas le monopole orgueilleux de l’homme savant.