[Introduction]
A travers cet extrait que nous avons à étudier, Pascal s'efforce
de définir l'homme. Alors que les hommes s'enorgueillissent souvent
de la spécificité du genre humain face à la nature,
l'auteur ici indique que cette essence propre de l'homme n'est que le
pendant noble d'une fragilité extrême.
Pour soutenir cette idée selon laquelle en dépit de sa faiblesse
physique, l'homme possède une dignité unique parce qu'il
est un être conscient, Pascal pose d'abord cette thèse puis
en explique les deux principaux caractères pour finalement en déduire
la spécificité de l'homme jusqu'à produire une exhortation
morale : " travaillons donc à bien penser ".
Nous pouvons toutefois nous demander si la critique pascalienne de l'orgueil
humain n'est pas excessive et si, justement, cet instrument de la noblesse
de l'homme, sa pensée, n'est pas en même temps, le moyen
d'une puissance scientifique et technique qui permet à l'homme
de dominer effectivement la nature. Enfin si l'humilité de l'homme
doit selon Pascal le conduire à bien penser, l'auteur laisse indéfini
ce " bien penser " sur la nature duquel nous devrons nous interroger
après avoir expliqué cet extrait de manière linéaire
et détaillée.
[Explication]
Pascal commence par proposer une définition de l'homme selon un
procédé traditionnel : il s'agit de rappeler le genre proche
auquel appartient l'objet à définir et d'indiquer la différence
spécifique entre cet objet et ce genre. Mais de manière
originale, l'auteur ici ne définit pas l'homme comme un animal
raisonnable ou doué de parole ou d'une autre spécificité
par laquelle d'ordinaire l'homme s'enorgueillit de comprendre et de dominer
la nature. Au contraire ici, la définition proposée par
Pascal ne rabaisse pas seulement l'humanité au rang d'une animalité
spéciale mais jusqu'au rang du règne végétal.
Cette dévalorisation de l'homme est encore renforcée par
le fait que la plante choisie est le roseau, frêle, ballotté
par les intempéries et par l'utilisation de la tournure restrictive
" n'est qu'un ". La proposition suivante, par un superlatif,
parachève cette humiliation en souligne que la faiblesse physique
de l'homme est unique dans la nature (" le plus faible de la nature
").
Toutefois le lecteur peut aussi interpréter l'image du roseau à
partir de la souplesse de cette plante, de sa capacité à
se relever (tout comme dans le second paragraphe, cette aptitude sera
soulignée par l'auteur). La proposition suivante d'ailleurs marque
une semblable dualité de l'homme en opposant à son extrême
fragilité, grâce à la conjonction " mais "
précédée d'un point-virgule qui la renforce, sa spécificité
d'être capable de pensée (" roseau pensant ").
La pensée peut se définir comme cette faculté propre
à l'homme par laquelle celui-ci est conscient et capable de réfléchir,
c'est-à-dire de se représenter la réalité
et de questionner ces représentations. C'est d'ailleurs sans doute
en ce sens que Platon définissait dans le Sophiste la pensée
comme un " dialogue intérieur et silencieux de l'âme
avec elle-même ".
Pascal veut-il alors signifier que, grâce à sa pensée,
l'homme augmente son savoir et par celui-ci accroît sa puissance
technique de sorte qu'il peut faire face aux agressions naturelles ou
explorer l'univers ? Dans quelle mesure la pensée de l'homme, qui
relève du domaine intellectuel ou du domaine moral, compense-t-elle
sa faiblesse physique ? La suite du texte répond à cette
question d'abord en précisant la disproportion entre la toute-puissance
de la nature et l'impuissance de l'homme puis en expliquant ce qu'apporte
la pensée même si celle-ci se situe sur un terrain étranger
à la puissance physique.
Après
avoir ainsi défini l'homme dans une première partie, Pascal
s'efforce d'expliquer les éléments de cette définition
et commence dans la deuxième phrase de l'extrait par expliciter
combien l'homme est fragile.
Pascal souligne l'incommensurabilité de la force de l'univers par
rapport à celle de l'homme aussi bien comme individu que comme
espèce. Alors que d'ordinaire l'homme se vante de se mesurer à
la nature par ses exploits et d'être capable de l'affronter héroïquement,
l'auteur rappelle combien cette prétention est illusoire. Si la
tradition biblique par exemple fait de l'homme le fruit le plus élevé
de la création divine et seul être à l'image de Dieu
dans un cosmos géocentré, si elle ordonne à l'homme
de soumettre les animaux et de dominer la terre, elle rappelle aussi combien
il n'est que poussière. Ici l'auteur explique que la puissance
du corps de l'homme n'est comparable qu'à celle d'une partie de
l'univers, et même, comme le précise le double-point, une
particule (" goutte ") de sorte que le combat est foncièrement
inégal.
Mais il utilise une image qui peut surprendre : comment " une vapeur,
une goutte d'eau " peut être néfaste à l'individu
et, a fortiori, à l'humanité alors que l'eau est vitale
à l'homme et qu'elle ne semble lui nuire que sous la forme désastreuse
de la noyade, de l'inondation ou du raz-de-marée ? Il ne s'agit
peut-être ici que d'une image destinée à illustrer
cette disproportion de force entre l'homme et la nature ou l'univers :
l'homme est si fragile qu'une particule pas plus grosse qu'une "
goutte " ni plus solide qu'une " vapeur " peut l'anéantir.
Mais on peut essayer d'interpréter d'une manière plus littérale
et concrète cette image : elle pourrait désigner une vapeur
toxique ou une goutte empoisonnée. Remarquons enfin que la biologie
contemporaine peut illustrer le propos pascalien puisqu'on le sait un
virus ou une bactérie peut tuer un individu et une épidémie
décimer une population.
Dans la troisième phrase, Pascal reprend l'opposition de la pensée
à la fragilité physique. On retrouve d'ailleurs la conjonction
de coordination " mais " qui assurait déjà cette
même opposition dans la première phrase. L'argument par lequel
Pascal souligne que la pensée compense la faiblesse de l'homme
est que la pensée donne à l'homme non pas un surcroît
de force mais de la noblesse, c'est-à-dire de la valeur, de la
dignité : l'homme se rend en quelque sorte respectable non pas
parce que sa pensée serait une faculté qui vient de lui-même
mais comme l'auteur l'expliquera ensuite parce que l'homme peut bien penser,
penser son humilité.
En effet, la supériorité physique de l'univers sur l'homme
n'a aucune valeur pour l'univers (qui d'ailleurs n'a aucun mérite
: il est ce qu'il est et ne peut être autrement, son existence suit
la nécessité sans aucune liberté) car il est inconscient
de sa supériorité. Il ne peut donc retirer aucune satisfaction
morale ni même aucun plaisir de cette supériorité.
En revanche, l'homme se sait mortel, il est conscient de sa fragilité.
Alors chacun de ses actes, chacune de ses pensées, chacun de ses
sentiments ont de la valeur pour lui. Il peut s'efforcer vainement de
se mesurer à la nature, ce qui selon Pascal serait stupide mais
il peut aussi reconnaître son humilité et exploiter le temps
de sa vie à " bien penser ", à mesurer le prix
des moments de mon existence, de ma brève existence.
Pascal peut
alors conclure au début du second paragraphe : " Toute notre
dignité consiste donc en la pensée. "
L'absence de conscience de l'univers est son absurdité même,
ou du moins l'absurdité d'une toute-puissance aveugle et sans intérêt,
gouvernée par sa seule nécessité. En revanche, l'homme
qui se sait misérable, se grandit par ce savoir non parce qu'il
gagne en force mais parce que sa vie gagne en valeur, car je ne suis plus
alors seulement en moi-même comme une simple chose, sans valeur
pour moi, mais j'existe pour moi.
La supériorité physique de l'univers n'a aucune valeur pour
lui. L'univers n'a non plus aucun mérite : il ne peut être
autrement qu'il n'est, son existence suit la nécessité sans
aucun savoir de cette nécessité. L'univers ne peut donc
retirer aucune satisfaction morale ni même aucun mérite ni
intérêt de cette supériorité. En revanche,
se savoir misérable est pour l'homme le moyen de prendre conscience
de ce qui est vain et de ce qui bien. Chacun des actes de l'homme, chacune
des attitudes qu'il peut envisager résulte d'un choix réfléchi
et non de l'asservissement à ses passions ou à son amour-propre.
C'est pourquoi " penser " peut être le principe de la
morale : sans pensée, sans conscience, rien n'a de valeur ou n'est
digne ; la valeur, la dignité supposent un écart entre ce
qui est et ce qui doit ou peut être, bref la conscience.
Nous comprenons alors que la pensée est indispensable à
la grandeur de l'homme et qu'il ne peut compter se relever " de l'espace
et de la durée " alors que l'univers humilie l'homme dans
la conscience qu'il prend de sa condition. En effet, aussi vastes et nombreuses
et puissantes que soient ses possessions, elles sont ridiculement infimes
par rapport à l'univers, tout juste bonnes à faire d'un
borgne un roi au royaume des aveugles. De même la gloire, la notoriété
pas plus que la médecine ne me permettent de me préserver
de la mort ni de l'oubli qui est pour mon entourage comme une seconde
mort.
Nous
venons de voir que si l'homme est physiquement faible, s'il paraît
vain pour lui de chercher à sortir de sa condition d'être
fini (c'est-à-dire, conformément à l'étymologie,
limité) par l'espoir d'une vie éternelle ou par l'ambition
de conquêtes, l'homme retire néanmoins une dignité
morale de sa conscience car celle-ci donne de la valeur à chaque
instant qui lui est donné de vivre, à chaque événement
qu'il subit, à chaque acte qu'il commet.
Toutefois ne pourrions-nous objecter à Pascal que la pensée
de l'homme n'est peut-être pas seulement le moyen de cette dignité
mais peut-être aussi le moyen d'acquérir une puissance pour
rivaliser avec la nature. Sinon que peut bien signifier cette invitation
à " bien penser " sans se confiner à l'austère
reconnaissance de notre humilité ?
En
effet, dès l'époque de Pascal, la représentation
du monde comme un livre écrit en langage mathématique, en
équations, comme le souligne Galilée, permet des progrès
considérables dans la compréhension de la nature mais aussi
de plus en plus dans son exploitation technique. Grâce à
ces progrès, les hommes ont l'espoir de se " rendre comme
maîtres et possesseurs de la nature " selon l'expression de
Descartes (Discours de la Méthode, VIè partie). Le succès
technique va peu à peu concerner toutes les activités de
l'homme sans jamais cesser de s'accroître de manière exponentielle.
C'est pourquoi contrairement au point de vue pessimiste de Pascal, nous
pouvons estimer que la pensée de l'homme, ses capacités
intellectuelles lui ont permis, par l'intermédiaire des sciences
et des techniques, d'augmenter sa puissance physique face à la
nature : augmentation considérable et incessante de l'espérance
de vie, capacité de prévoir les catastrophes naturelles
et de s'en prémunir, capacité à s'affranchir partiellement
au moins des contraintes naturelles pour satisfaire ses besoins jusqu'à
transformer la nature elle-même notamment par des manipulations
sur le patrimoine génétique des espèces vivantes,
végétales ou animales voire humaine
Cependant nous pouvons alors nous demander si le décalage entre
la puissance de l'homme et celle de la nature ou de l'univers ne reste
pas démesuré et si cette conquête de l'homme n'est
pas illusoire d'autant que ces progrès techniques s'accompagnent
de risques nouveaux et majeurs que les hommes font courir à leur
espèce.
En effet même si les progrès de l'humanité sont formidables,
il n'empêche que l'homme reste un être fini dans le temps.
Quelle que soit la longévité moyenne de l'homme, celle-ci
reste dérisoire face à la durée voire à l'éternité
de l'univers et, surtout, face à l'inéluctable mort. Par
ailleurs, l'homme reste une infime poussière dans l'espace que
l'observation astronomique toujours en progrès nous représente
toujours plus grand. De plus nos méthodes de prévision des
catastrophes naturelles ne nous permettent toujours pas de les éviter
et le raz de marée sur l'Asie du Sud en 2004 et le cyclone dévastateur
sur la Louisiane cet été nous rappellent notre extrême
vulnérabilité ! Donc si nous vivons aujourd'hui dans une
technosphère, un environnement technique, qui éloigne de
manière artificielle, comme étant souvent impersonnelle
(parce que médiatisée comme celle des autres), notre crainte
de la mort, nous risquons fort de perdre de vue ce que c'est que bien
penser et ce que c'est que bien vivre. Que
peut bien alors signifier " bien penser " ? Car, après
tout, une fois admise notre humilité au sein de l'univers, rien
ne nous interdit de vouloir dépenser ce temps précieux de
notre vie de mortel en plaisirs débauchés ou, mieux, savamment
calculés pour ne jamais nous nuire ni nous rendre stupide. Certes
cet hédonisme ne nous sauve pas de l'absurdité de notre
condition mais il nous en divertit si l'on ne croit pas en une vie dans
un au-delà affranchi des envies, des maladies et
de l'absurdité.
Faut-il alors parier sur cet au-delà et méditer sur notre
condition ? Ou faut-il jouir de cette vie sans se nuire par démesure
? Ou bien, la conscience de notre condition humaine ne nous permet-elle
pas de transcender, de dépasser cette absurdité en créant
le sens de notre vie, en improvisant sans cesse notre existence dans la
valeur qu'elle prend sous notre regard mais aussi sous l'indispensable
regard des autres ? C'est bien la " définition de ce "
bien penser " qui nous semble poser ici problème et mériter
discussion face à cette situation fondamentale de l'homme : son
absurdité dans l'univers, sa contingence dans l'ici et le maintenant.
La société de consommation nous submerge et nous englue
dans le divertissement, accordons-nous encore un havre de réflexion.
Ce qui peut-être nous permet de comprendre ce que c'est que bien
penser est ce à quoi Pascal l'oppose : se relever de la pensée
plutôt que de l'espace et de la durée car chercher à
les remplir est vain. Sans doute s'agit-il ici d'une invitation à
ne pas se perdre dans des espoirs inutiles de vie éternelle ou,
du moins, de jeunesse durable en dépit des progrès de la
médecine et de la hausse de notre niveau de vie. Ne pas se perdre
non plus dans les ambitions démesurées, enivrantes mais
aussi vertigineuses et tout aussi vaines de conquêtes, de richesses,
de pouvoir
Certes ces ambitions nous divertissent, nous enivrent
mieux parfois que n'importe quel banquet, avec un sérieux et un
acharnement efficaces. Mais à quoi bon y gaspiller sa vie ou du
moins y perdre une certaine lucidité puisque cet aveuglement nous
condamne à perdre de vue notre premier objectif : rendre supportable
la misère de notre condition d'être fini et nous rendre agréable
ce séjour terrestre. Ainsi bien penser, ce n'est pas par un autre
excès d'orgueil rejeter les divertissements mais seulement refuser
de se laisser emporter par eux, c'est refuser prudemment de se vautrer
dans une vie qui se dilapide en efforts vains comme une mouche qui se
noie dans un verre de lait. Bien penser implique donc d'accepter sereinement
ce qui ne dépend pas de moi, ma finitude, ma mortalité et
ma puissance limitée sans pour autant renoncer à soigner
mon corps et à augmenter cette puissance ou mon savoir. C'est me
divertir aussi pour soulager parfois la tristesse que la lucidité
de mon humaine condition parfois m'inflige mais sans laisser le divertissement
me gouverner comme un esclave, soumis. Il y aurait donc à la fois
une acceptation intelligente de la nécessité naturelle proche
de l'enseignement des stoïciens mais aussi un hédonisme prudent,
maîtrisé, autarcique comme le prônent les Epicuriens.
Bien penser, c'est peut-être alors d'abord cela : inventer notre
art de vivre à partir d'un savoir des nécessités
qui nous gouvernent, et, en l'occurrence, renoncer à la vanité
d'ambitions aveugles sans renoncer aux joies qu'apporte la maîtrise
d'une vie divertissante.
[Conclusion.]
Cette pensée de Pascal est donc bien d'actualité : en dépit
des progrès exponentiels des sciences et des techniques, la condition
humaine reste celle d'un être fini qui condamne à la vanité
les ambitions démesurées et les espoirs d'éternité.
Cette étude nous a permis de mesurer à la fois la grandeur
morale certes mais aussi scientifiques et technicienne de l'homme. Il
n'en demeure pas moins que sa condition impose à l'homme de s'efforcer
à bien penser pour ne pas sombrer dans la fuite de notre condition
dans l'ambition ou l'espoir ou dans la misère de se sentir condamné
à la finitude. Accepter ce qui ne dépend pas de moi et profiter
grâce à une prudence savante des divertissements dont la
vie peut être l'occasion.
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