Blaise Pascal (1623-1662) Pensées,
fragment 347 de l'édition de Brunschvicg

"L'homme n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature; mais c'est un roseau pensant. Il ne faut pas que l'univers entier s'arme pour l'écraser: une vapeur, une goutte d'eau, suffit pour le tuer. Mais, quand l'univers l'écraserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu'il sait qu'il meurt, et l'avantage que l'univers a sur lui, l'univers n'en sait rien.
Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C'est de là qu'il faut nous relever et non de l'espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser: voilà le principe de la morale."

Explication du texte de Pascal Pensées, fragment 347, éd. Br.


[Introduction]
A travers cet extrait que nous avons à étudier, Pascal s'efforce de définir l'homme. Alors que les hommes s'enorgueillissent souvent de la spécificité du genre humain face à la nature, l'auteur ici indique que cette essence propre de l'homme n'est que le pendant noble d'une fragilité extrême.
Pour soutenir cette idée selon laquelle en dépit de sa faiblesse physique, l'homme possède une dignité unique parce qu'il est un être conscient, Pascal pose d'abord cette thèse puis en explique les deux principaux caractères pour finalement en déduire la spécificité de l'homme jusqu'à produire une exhortation morale : " travaillons donc à bien penser ".
Nous pouvons toutefois nous demander si la critique pascalienne de l'orgueil humain n'est pas excessive et si, justement, cet instrument de la noblesse de l'homme, sa pensée, n'est pas en même temps, le moyen d'une puissance scientifique et technique qui permet à l'homme de dominer effectivement la nature. Enfin si l'humilité de l'homme doit selon Pascal le conduire à bien penser, l'auteur laisse indéfini ce " bien penser " sur la nature duquel nous devrons nous interroger après avoir expliqué cet extrait de manière linéaire et détaillée.


[Explication]
Pascal commence par proposer une définition de l'homme selon un procédé traditionnel : il s'agit de rappeler le genre proche auquel appartient l'objet à définir et d'indiquer la différence spécifique entre cet objet et ce genre. Mais de manière originale, l'auteur ici ne définit pas l'homme comme un animal raisonnable ou doué de parole ou d'une autre spécificité par laquelle d'ordinaire l'homme s'enorgueillit de comprendre et de dominer la nature. Au contraire ici, la définition proposée par Pascal ne rabaisse pas seulement l'humanité au rang d'une animalité spéciale mais jusqu'au rang du règne végétal. Cette dévalorisation de l'homme est encore renforcée par le fait que la plante choisie est le roseau, frêle, ballotté par les intempéries et par l'utilisation de la tournure restrictive " n'est qu'un ". La proposition suivante, par un superlatif, parachève cette humiliation en souligne que la faiblesse physique de l'homme est unique dans la nature (" le plus faible de la nature ").
Toutefois le lecteur peut aussi interpréter l'image du roseau à partir de la souplesse de cette plante, de sa capacité à se relever (tout comme dans le second paragraphe, cette aptitude sera soulignée par l'auteur). La proposition suivante d'ailleurs marque une semblable dualité de l'homme en opposant à son extrême fragilité, grâce à la conjonction " mais " précédée d'un point-virgule qui la renforce, sa spécificité d'être capable de pensée (" roseau pensant "). La pensée peut se définir comme cette faculté propre à l'homme par laquelle celui-ci est conscient et capable de réfléchir, c'est-à-dire de se représenter la réalité et de questionner ces représentations. C'est d'ailleurs sans doute en ce sens que Platon définissait dans le Sophiste la pensée comme un " dialogue intérieur et silencieux de l'âme avec elle-même ".
Pascal veut-il alors signifier que, grâce à sa pensée, l'homme augmente son savoir et par celui-ci accroît sa puissance technique de sorte qu'il peut faire face aux agressions naturelles ou explorer l'univers ? Dans quelle mesure la pensée de l'homme, qui relève du domaine intellectuel ou du domaine moral, compense-t-elle sa faiblesse physique ? La suite du texte répond à cette question d'abord en précisant la disproportion entre la toute-puissance de la nature et l'impuissance de l'homme puis en expliquant ce qu'apporte la pensée même si celle-ci se situe sur un terrain étranger à la puissance physique.


Après avoir ainsi défini l'homme dans une première partie, Pascal s'efforce d'expliquer les éléments de cette définition et commence dans la deuxième phrase de l'extrait par expliciter combien l'homme est fragile.
Pascal souligne l'incommensurabilité de la force de l'univers par rapport à celle de l'homme aussi bien comme individu que comme espèce. Alors que d'ordinaire l'homme se vante de se mesurer à la nature par ses exploits et d'être capable de l'affronter héroïquement, l'auteur rappelle combien cette prétention est illusoire. Si la tradition biblique par exemple fait de l'homme le fruit le plus élevé de la création divine et seul être à l'image de Dieu dans un cosmos géocentré, si elle ordonne à l'homme de soumettre les animaux et de dominer la terre, elle rappelle aussi combien il n'est que poussière. Ici l'auteur explique que la puissance du corps de l'homme n'est comparable qu'à celle d'une partie de l'univers, et même, comme le précise le double-point, une particule (" goutte ") de sorte que le combat est foncièrement inégal.
Mais il utilise une image qui peut surprendre : comment " une vapeur, une goutte d'eau " peut être néfaste à l'individu et, a fortiori, à l'humanité alors que l'eau est vitale à l'homme et qu'elle ne semble lui nuire que sous la forme désastreuse de la noyade, de l'inondation ou du raz-de-marée ? Il ne s'agit peut-être ici que d'une image destinée à illustrer cette disproportion de force entre l'homme et la nature ou l'univers : l'homme est si fragile qu'une particule pas plus grosse qu'une " goutte " ni plus solide qu'une " vapeur " peut l'anéantir. Mais on peut essayer d'interpréter d'une manière plus littérale et concrète cette image : elle pourrait désigner une vapeur toxique ou une goutte empoisonnée. Remarquons enfin que la biologie contemporaine peut illustrer le propos pascalien puisqu'on le sait un virus ou une bactérie peut tuer un individu et une épidémie décimer une population.
Dans la troisième phrase, Pascal reprend l'opposition de la pensée à la fragilité physique. On retrouve d'ailleurs la conjonction de coordination " mais " qui assurait déjà cette même opposition dans la première phrase. L'argument par lequel Pascal souligne que la pensée compense la faiblesse de l'homme est que la pensée donne à l'homme non pas un surcroît de force mais de la noblesse, c'est-à-dire de la valeur, de la dignité : l'homme se rend en quelque sorte respectable non pas parce que sa pensée serait une faculté qui vient de lui-même mais comme l'auteur l'expliquera ensuite parce que l'homme peut bien penser, penser son humilité.
En effet, la supériorité physique de l'univers sur l'homme n'a aucune valeur pour l'univers (qui d'ailleurs n'a aucun mérite : il est ce qu'il est et ne peut être autrement, son existence suit la nécessité sans aucune liberté) car il est inconscient de sa supériorité. Il ne peut donc retirer aucune satisfaction morale ni même aucun plaisir de cette supériorité. En revanche, l'homme se sait mortel, il est conscient de sa fragilité. Alors chacun de ses actes, chacune de ses pensées, chacun de ses sentiments ont de la valeur pour lui. Il peut s'efforcer vainement de se mesurer à la nature, ce qui selon Pascal serait stupide mais il peut aussi reconnaître son humilité et exploiter le temps de sa vie à " bien penser ", à mesurer le prix des moments de mon existence, de ma brève existence.


Pascal peut alors conclure au début du second paragraphe : " Toute notre dignité consiste donc en la pensée. "
L'absence de conscience de l'univers est son absurdité même, ou du moins l'absurdité d'une toute-puissance aveugle et sans intérêt, gouvernée par sa seule nécessité. En revanche, l'homme qui se sait misérable, se grandit par ce savoir non parce qu'il gagne en force mais parce que sa vie gagne en valeur, car je ne suis plus alors seulement en moi-même comme une simple chose, sans valeur pour moi, mais j'existe pour moi.
La supériorité physique de l'univers n'a aucune valeur pour lui. L'univers n'a non plus aucun mérite : il ne peut être autrement qu'il n'est, son existence suit la nécessité sans aucun savoir de cette nécessité. L'univers ne peut donc retirer aucune satisfaction morale ni même aucun mérite ni intérêt de cette supériorité. En revanche, se savoir misérable est pour l'homme le moyen de prendre conscience de ce qui est vain et de ce qui bien. Chacun des actes de l'homme, chacune des attitudes qu'il peut envisager résulte d'un choix réfléchi et non de l'asservissement à ses passions ou à son amour-propre. C'est pourquoi " penser " peut être le principe de la morale : sans pensée, sans conscience, rien n'a de valeur ou n'est digne ; la valeur, la dignité supposent un écart entre ce qui est et ce qui doit ou peut être, bref la conscience.
Nous comprenons alors que la pensée est indispensable à la grandeur de l'homme et qu'il ne peut compter se relever " de l'espace et de la durée " alors que l'univers humilie l'homme dans la conscience qu'il prend de sa condition. En effet, aussi vastes et nombreuses et puissantes que soient ses possessions, elles sont ridiculement infimes par rapport à l'univers, tout juste bonnes à faire d'un borgne un roi au royaume des aveugles. De même la gloire, la notoriété pas plus que la médecine ne me permettent de me préserver de la mort ni de l'oubli qui est pour mon entourage comme une seconde mort.
Nous venons de voir que si l'homme est physiquement faible, s'il paraît vain pour lui de chercher à sortir de sa condition d'être fini (c'est-à-dire, conformément à l'étymologie, limité) par l'espoir d'une vie éternelle ou par l'ambition de conquêtes, l'homme retire néanmoins une dignité morale de sa conscience car celle-ci donne de la valeur à chaque instant qui lui est donné de vivre, à chaque événement qu'il subit, à chaque acte qu'il commet.
Toutefois ne pourrions-nous objecter à Pascal que la pensée de l'homme n'est peut-être pas seulement le moyen de cette dignité mais peut-être aussi le moyen d'acquérir une puissance pour rivaliser avec la nature. Sinon que peut bien signifier cette invitation à " bien penser " sans se confiner à l'austère reconnaissance de notre humilité ?


En effet, dès l'époque de Pascal, la représentation du monde comme un livre écrit en langage mathématique, en équations, comme le souligne Galilée, permet des progrès considérables dans la compréhension de la nature mais aussi de plus en plus dans son exploitation technique. Grâce à ces progrès, les hommes ont l'espoir de se " rendre comme maîtres et possesseurs de la nature " selon l'expression de Descartes (Discours de la Méthode, VIè partie). Le succès technique va peu à peu concerner toutes les activités de l'homme sans jamais cesser de s'accroître de manière exponentielle.
C'est pourquoi contrairement au point de vue pessimiste de Pascal, nous pouvons estimer que la pensée de l'homme, ses capacités intellectuelles lui ont permis, par l'intermédiaire des sciences et des techniques, d'augmenter sa puissance physique face à la nature : augmentation considérable et incessante de l'espérance de vie, capacité de prévoir les catastrophes naturelles et de s'en prémunir, capacité à s'affranchir partiellement au moins des contraintes naturelles pour satisfaire ses besoins jusqu'à transformer la nature elle-même notamment par des manipulations sur le patrimoine génétique des espèces vivantes, végétales ou animales voire humaine…
Cependant nous pouvons alors nous demander si le décalage entre la puissance de l'homme et celle de la nature ou de l'univers ne reste pas démesuré et si cette conquête de l'homme n'est pas illusoire d'autant que ces progrès techniques s'accompagnent de risques nouveaux et majeurs que les hommes font courir à leur espèce.
En effet même si les progrès de l'humanité sont formidables, il n'empêche que l'homme reste un être fini dans le temps. Quelle que soit la longévité moyenne de l'homme, celle-ci reste dérisoire face à la durée voire à l'éternité de l'univers et, surtout, face à l'inéluctable mort. Par ailleurs, l'homme reste une infime poussière dans l'espace que l'observation astronomique toujours en progrès nous représente toujours plus grand. De plus nos méthodes de prévision des catastrophes naturelles ne nous permettent toujours pas de les éviter et le raz de marée sur l'Asie du Sud en 2004 et le cyclone dévastateur sur la Louisiane cet été nous rappellent notre extrême vulnérabilité ! Donc si nous vivons aujourd'hui dans une technosphère, un environnement technique, qui éloigne de manière artificielle, comme étant souvent impersonnelle (parce que médiatisée comme celle des autres), notre crainte de la mort, nous risquons fort de perdre de vue ce que c'est que bien penser et ce que c'est que bien vivre.

Que peut bien alors signifier " bien penser " ? Car, après tout, une fois admise notre humilité au sein de l'univers, rien ne nous interdit de vouloir dépenser ce temps précieux de notre vie de mortel en plaisirs débauchés ou, mieux, savamment calculés pour ne jamais nous nuire ni nous rendre stupide. Certes cet hédonisme ne nous sauve pas de l'absurdité de notre condition mais il nous en divertit si l'on ne croit pas en une vie dans un au-delà affranchi des envies, des maladies et… de l'absurdité. Faut-il alors parier sur cet au-delà et méditer sur notre condition ? Ou faut-il jouir de cette vie sans se nuire par démesure ? Ou bien, la conscience de notre condition humaine ne nous permet-elle pas de transcender, de dépasser cette absurdité en créant le sens de notre vie, en improvisant sans cesse notre existence dans la valeur qu'elle prend sous notre regard mais aussi sous l'indispensable regard des autres ? C'est bien la " définition de ce " bien penser " qui nous semble poser ici problème et mériter discussion face à cette situation fondamentale de l'homme : son absurdité dans l'univers, sa contingence dans l'ici et le maintenant. La société de consommation nous submerge et nous englue dans le divertissement, accordons-nous encore un havre de réflexion.
Ce qui peut-être nous permet de comprendre ce que c'est que bien penser est ce à quoi Pascal l'oppose : se relever de la pensée plutôt que de l'espace et de la durée car chercher à les remplir est vain. Sans doute s'agit-il ici d'une invitation à ne pas se perdre dans des espoirs inutiles de vie éternelle ou, du moins, de jeunesse durable en dépit des progrès de la médecine et de la hausse de notre niveau de vie. Ne pas se perdre non plus dans les ambitions démesurées, enivrantes mais aussi vertigineuses et tout aussi vaines de conquêtes, de richesses, de pouvoir… Certes ces ambitions nous divertissent, nous enivrent mieux parfois que n'importe quel banquet, avec un sérieux et un acharnement efficaces. Mais à quoi bon y gaspiller sa vie ou du moins y perdre une certaine lucidité puisque cet aveuglement nous condamne à perdre de vue notre premier objectif : rendre supportable la misère de notre condition d'être fini et nous rendre agréable ce séjour terrestre. Ainsi bien penser, ce n'est pas par un autre excès d'orgueil rejeter les divertissements mais seulement refuser de se laisser emporter par eux, c'est refuser prudemment de se vautrer dans une vie qui se dilapide en efforts vains comme une mouche qui se noie dans un verre de lait. Bien penser implique donc d'accepter sereinement ce qui ne dépend pas de moi, ma finitude, ma mortalité et ma puissance limitée sans pour autant renoncer à soigner mon corps et à augmenter cette puissance ou mon savoir. C'est me divertir aussi pour soulager parfois la tristesse que la lucidité de mon humaine condition parfois m'inflige mais sans laisser le divertissement me gouverner comme un esclave, soumis. Il y aurait donc à la fois une acceptation intelligente de la nécessité naturelle proche de l'enseignement des stoïciens mais aussi un hédonisme prudent, maîtrisé, autarcique comme le prônent les Epicuriens. Bien penser, c'est peut-être alors d'abord cela : inventer notre art de vivre à partir d'un savoir des nécessités qui nous gouvernent, et, en l'occurrence, renoncer à la vanité d'ambitions aveugles sans renoncer aux joies qu'apporte la maîtrise d'une vie divertissante.

[Conclusion.]
Cette pensée de Pascal est donc bien d'actualité : en dépit des progrès exponentiels des sciences et des techniques, la condition humaine reste celle d'un être fini qui condamne à la vanité les ambitions démesurées et les espoirs d'éternité. Cette étude nous a permis de mesurer à la fois la grandeur morale certes mais aussi scientifiques et technicienne de l'homme. Il n'en demeure pas moins que sa condition impose à l'homme de s'efforcer à bien penser pour ne pas sombrer dans la fuite de notre condition dans l'ambition ou l'espoir ou dans la misère de se sentir condamné à la finitude. Accepter ce qui ne dépend pas de moi et profiter grâce à une prudence savante des divertissements dont la vie peut être l'occasion.