Peut-on
considérer la main comme un outil ?
I. Non
la main n’est pas un outil :
1) L’outil est extérieur à moi
et à mon corps alors que la main m’est en quelque sorte incorporé. L’outil est
manipulé alors que la main est ce qui manipule.
2) Par conséquent l’outil est
interchangeable alors que la main est inamovible. Du coup alors que la
destruction d’un outil peut trouver un remède dans la fabrication d’un nouvel
exemplaire, la main elle ne peut être remplacée.
3) Autre conséquence : les aptitudes de la main même
si elles sont naturellement nombreuses (pince, masse, conteneur, etc) restent
limitées alors que le nombre d’outils à notre disposition est indéfini. La
polyvalence de la main n’est formidable que par son aptitude à fabriquer et à
utiliser des outils.
4) L’outil est inventé par
l’homme alors que la main est née avec mon corps. L’outil répond à des besoins
et des désirs pour lesquels j’ai défini des moyens de les satisfaire alors que
la main est contemporaine de mon corps et donc des besoins qu’il suscite pour
sa survie.
Mais n’est-ce pas ici négliger l’originalité de la main qui n’est pas un organe ou un membre spécialisé comme le sont les autres ou comme peuvent l’être le pied, le sabot, les griffes ?
II. Mais
l’instrumentalisation de la main peut la faire considérer comme un outil.
1) En effet, la main est instrumentalisée
tout comme l’outil ou la prothèse, dans un processus inverse, peut s’incorporer
ou presque. D’abord destinée à serrer ou à tenir, la main se fait contenant,
indicateur, signe, instrument de frappe ou, au contraire de caresse, etc. La
main n’est donc pas un outil mais plusieurs comme l’écrivait Aristote.
2) La main comme l’outil peut
requérir un apprentissage pour satisfaire à certains usages comme
l’écriture, le piano, le langage des signes pour les sourds-muets par exemple.
Tout comme l’apprentissage de l’usage de l’outil fait de celui-ci la
prolongation de la main ou du corps et une sorte de prothèse quasi-incorporée,
l’apprentissage de l’usage de la main dans de nouvelles activités
instrumentalise le corps en le détournant d’une fonction naturelle ou en lui
inventant une fonction artificielle. La main est donc le véhicule d’une
culture.
3) La main comme de nombreux
organes peut aujourd’hui être remplacée par des prothèses et l’on peut
envisager que ce type de remplacement des organes naturels par des substituts
artificiels puisse se développer.
III. La
main au-delà de la séparation entre le naturel du corps et l’artificiel de
l’outil.
1) La main apparaît comme
une pensée qui se matérialise. La main apparaît non seulement comme un
organe diversement instrumentalisable mais aussi comme un moyen
d’expression ; elle entretient un rapport immédiat avec les intentions qui
animent ses mouvements. Comme toutes les parties expressives de mon corps
(épiderme, visage en particulier), la main est inspirée par la pensée, par les
sentiments qui s’expriment et qui parfois m’échappent (contrairement à l’outil
qui en général est maîtrisé ou toujours maîtrisable). La main n’est donc pas
seulement un outil en dépit des techniques qu’elle sert et de celles qu’elle
requiert mais elle est un milieu et un moyen, c’est-à-dire un média pour la
pensée de l’homme, que ce soit un projet de fabrication, une aspiration
esthétique ou une émotion qui m’échappe.
2) Inversement, l’outil
apparaît comme un objet matériel qui envahit notre univers mental. Il
faut constater que de nombreux objets techniques comme les prothèses (lunettes,
prothèses auditives ou dentaires) mais aussi, en particulier les outils
technologiques qui consomment des informations et en fabriquent (téléphone
portable, calculatrice, ordinateur) semblent de plus en plus s’incorporer en
nous comme si notre corps organique se dissolvait dans un techno-corps voire
même un cyber-corps. Certes contrairement à ce que la technophobie peut parfois
nous laisser croire, l’homme peut facilement renoncer à ces organes artificiels
même les plus sophistiqués.
3) La main n’est donc pas seulement une partie de mon
corps mais, au-delà d’une conception dualiste de l’âme et du corps, elle est
à la fois un milieu et un moyen, un média privilégié d’articulation entre
nature et culture où se réalise l’humanité de l’homme. L’outil quant à lui est
le média où s’articulent étroitement le matériel et l’intellectuel. Outil et
main apparaissent comme deux figures symboliques de l’humanité et, peut-être
même, comme les deux parties du même symbole.
Conclusion :
La main est tout à fait caractéristique de la condition
humaine partagée entre nature et artifice, entre nature et culture, entre inné
et acquis. La main est comme un outil parce que l’homme possède des besoins et
une intelligence qui lui permettent une diversification des usages de cet
organe et l’exploitation des potentialités manuelles. Mais, en même temps, sans
cet organe, l’intelligence n’aurait pas disposé de cet outil protéiforme à
travers lequel elle s’exprime et réalise ses projets. L’homme est comme sa
main : entre le naturel organique et la culture, c’est-à-dire et
conformément à l’étymologie, la mise en valeur intelligente et non naturelle de
cette nature. La main et l’outil sont les deux faces d’une même réalité humaine
qui se réalise entre nature et artifice.