"
La paresse et la lâcheté sont les causes qui font qu'un
aussi grand nombre d'hommes préfèrent rester mineurs
leur vie durant, longtemps après que la nature les a affranchis
de toute direction étrangère (naturaliter majores [naturellement
majeurs]) ; et ces mêmes causes font qu'il devient si facile
à d'autres de se prétendre leurs tuteurs. Il est si
aisé d'être mineur ! Avec un livre qui tient lieu d'entendement,
un directeur de conscience qui me tient lieu de conscience, un médecin
qui juge pour moi de mon régime, etc., je n'ai vraiment pas
besoin de me donner moi-même de la peine. Il ne m'est pas nécessaire
de penser, pourvu que je puisse payer ; d'autres se chargeront bien
pour moi de cette ennuyeuse besogne. Les tuteurs, qui se sont très
aimablement chargés d'exercer sur eux leur haute direction,
ne manquent pas de faire que les hommes, de loin les plus nombreux
(avec le beau sexe tout entier), tiennent pour très dangereux
le pas vers la majorité, qui est déjà en lui-même
pénible. Après avoir abêti leur bétail
et avoir soigneusement pris garde de ne pas permettre à ces
tranquilles créatures d'oser faire le moindre pas hors du chariot
où ils les ont enfermées, ils leur montrent le danger
qui les menace si elles essaient de marcher seules. "
Kant
Réponse à la question " Qu'est-ce que les Lumières
? "
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[Etapes
de l'argumentation et éléments d'explication.]
Kant commence par présenter cette thèse dans une première
longue phrase. La paresse, c'est-à-dire la répulsion à fournir des efforts, à changer d'état, et la lâcheté, c'est-à-dire la peur d'assumer les conséquences imprévisibles de ses actes, seraient les conditions nécessaires et suffisantes à la fois de la minorité de la plupart des hommes et de ce que quelques-uns en profitent pour s'ériger en tuteurs. Le terme " mineurs " est à comprendre
ici en un sens métaphorique par rapport à la notion de minorité
juridique, c'est-à-dire la période de la vie durant laquelle
l'individu est présumé manquer des capacités ou de
l'expérience nécessaires à l'exercice de certaines
responsabilités parce qu'il est incapable de se gouverner seul
par lui-même. A contrario, la majorité désigne l'âge
à partir duquel on est réputé capable de se gouverner
soi-même par rapport aux exigences de la réalité et
à celles, juridiques et civiles de la société.
Cet état de minorité pourtant n'a pas lieu d'être
: " longtemps après que la nature les a affranchi de toute
direction étrangère ", explique Kant. Cela signifie
que, naturellement, la croissance physique (naturelle) de l'individu le
conduit à développer ses facultés de sorte qu'il
a atteint, adulte, l'âge à partir duquel on l'estime capable
de penser par lui-même et d'exercer ses propres responsabilités.
Cette direction étrangère dont se libère tout homme
passant à l'âge adulte est la tutelle de ses parents. Or
la servitude* de la plupart des hommes est en contradiction avec ce développement
spontané de l'individu vers sa maturité. Nous pouvons par
ailleurs nous demander si, autant que la nature, l'éducation ne
joue pas un rôle fondamental dans l'acquisition plus ou moins précoce
de cette autonomie intellectuelle. Et sans doute cette éducation constitue pour les tuteurs qu'évoque Kant l'un des moyens les plus efficaces pour asservir les autres hommes. D'une manière plus générale, on peut aussi se demander sur les conditions qui permettraient à une éducation de n'être pas qu'un dressage, qu'un conditionnement.
Dans la seconde partie de cette première phrase, Kant formule la
deuxième partie de sa thèse : cette inclination (tendance)
de la plupart des hommes à rester mineurs et à se laisser
guider produit un effet corrélatif (réciproque) : la facilité
pour certains hommes de devenir les " tuteurs " de cette foule
de mineurs. " Tuteurs " est ici aussi à comprendre en
un sens métaphorique par rapport à son sens juridique. Le
tuteur guide, conseille et est responsable du mineur et cette responsabilité
il est censé l'exercer avec bienveillance, dans l'intérêt
du mineur.
Mais comment est-il possible qu'autant d'hommes se laissent ainsi aller
à être gouvernés ? C'est à cette question que
Kant va maintenant s'efforcer de répondre.
Dans un deuxième
temps, en effet, Kant va expliquer et justifier la première partie
de la thèse : en quoi la paresse conduit la plupart des hommes
à rester des assistés.
Kant commence par argumenter l'idée que la paresse est cause de
ce qu'il appelle la " minorité " de la plupart des hommes
en soulignant la facilité de se contenter de se laisser guider
: " Il est si aisé d'être mineur ! ". Il annonce
ainsi par cette brève exclamation la première étape
de son argumentation. L'exclamation, l'usage de la marque d'intensité "si aisé" et la brièveté de cette
proposition renforcent d'ailleurs l'évidence de cette facilité
tout comme la multitude (" etc ") d'exemples que chacun pourrait
donner pour illustrer cette idée. Ces exemples sont rédigés
à la première personne du singulier pour que le lecteur
s'identifie au mineur de sorte que ces exemples lui paraissent plus convaincants.
Notons en outre que les trois exemples cités concernent trois aspects
importants de notre vie : comprendre le monde, son origine, son sens ("
livre qui me tient lieu d'entendement " comme pourrait l'être
la Bible - aujourd'hui, pour beaucoup ce rôle est joué par l'internet et la suprématie de certains moteurs de recherche), savoir ce que nous devons faire (le " directeur de conscience
" est, au XVIIIème siècle, un prêtre qui me guide moralement)
et ma santé (" un médecin qui décide pour moi
de mon régime "). Kant tire alors une conséquence de
ces exemples, il généralise ou en induit cette idée : en échange d'argent,
je n'ai pas à me donner la peine de penser par moi-même.
Nous pouvons nous demander s'il n'est pas pourtant plus raisonnable de
se laisser conseiller par des spécialistes dans des domaines où
nous ne sommes pas compétents. Toutefois cette prudence cache en
général une paresse à penser par soi-même,
à assumer pleinement cette spécificité humaine qui
est la liberté de penser. Cette mise en garde de Kant est donc
d'abord une incitation à être des hommes et non des enfants, à comprendre les conseils qu'on nous donne, à rester vigilants plutôt qu'à se laisser manipuler. Il peut paraître choquant enfin que les hommes payent pour déléguer cette mission de penser par soi-même alors qu'elle est une aptitude par laquelle l'homme se distingue dans la nature.
Après
avoir ainsi montré comment la plupart des hommes se laisse aller
à cet assistanat, Kant, explique le second aspect de sa thèse.
Il décrit le procédé utilisé par les tuteurs
pour prendre la direction des mineurs. Les tuteurs sont présentés
par Kant avec ironie comme des guides " aimables " s'acquittant
de " cette charge ", de ce " travail ennuyeux " qui est en même temps "une haute direction de l'humanité" c'est-à-dire un gouvernement présenté comme habile et respectable. Ils manipulent
l'opinion des mineurs et leur font croire (" tiennent pour ") que penser
par soi-même est dangereux. Mais comments'y prennent-ils?
Les procédés utilisés par les tuteurs sont énumérés dans la dernière phrase de notre extrait. Ils
ont ainsi " abêti leur bétail " en leur retirant
les occasions de penser par eux-mêmes. Ensuite ils ont tué dans l'oeuf toute velléité de liberté en interdisant non pas toute divergence mais en allant jusqu'à rendre impossible et illicite d'envisager que l'on puisse ainsi s'écarter des règles imposées. Kant dévalorise l'attitude de
la plupart des hommes, les " mineurs ", à travers la métaphore
du " bétail " " abêti " et décrit l'homme devenu naturellement adulte comme un enfant qui en serait encore aux balbutiements de l'apprentissage de la marche comme l'indiquent le "chariot" probablement un trotteur pour petit enfant et l'expression "marcher seules" qui clôt l'extrait.
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[Conclusion]
Ce texte de Kant est toujours d'une actualité. En effet
de nos jours la plupart des hommes se laissent encore guider par des tuteurs
qui utilisent des moyens efficaces : sous couvert d'information, le pouvoir
politique se sert des media en général (ce qu'on appelle
le quatrième pouvoir) comme moyen de propagande, le pouvoir économique
tend à nous réduire à des vaches à lait, consommatrices
et laborieuses, qui croient que le bonheur réside d'abord dans
un niveau de vie élevé où l'on est capable de se
procurer n'importe quoi même le plus inutile ou le plus superficiel.
On comprend mieux alors le rôle que doit jouer la pluralité
des media dans une société démocratique, le rôle
des contre-pouvoirs (intellectuels, écrivains, syndicats, partis
de l'opposition politique). On comprend mieux aussi l'importance d'une
éducation qui ne nous forme pas qu'à être simples
travailleurs mais des hommes libres au sens d'autonomes c'est-à-dire
capables de jouer un rôle dans le gouvernement de leur vie et dans
le gouvernement de leur cité.
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