Corrigé
de lexplication dun extrait
de Lévolution des idées en physique de Einstein (1879-1955)et Infeld (. |
Le texte |
"Cest
en réalité tout notre système de conjectures
qui doit être prouvé ou réfuté par lexpérience.
Aucune de ces suppositions ne peut être isolée pour être
examinée séparément. Dans le cas des planètes
qui se meuvent autour du soleil, on trouve que le système de
la mécanique est remarquablement opérant. Nous pouvons
néanmoins imaginer un autre système, basé sur
des suppositions différentes, qui soit opérant au même
degré. Albert
Einstein et Léopold Infeld Lévolution des idées
en physique
|
Son explication |
A travers cet extrait de Lévolution des idées en physique, Einstein et Infeld abordent le thème de la prétention à la vérité des systèmes théoriques des sciences de la nature. Ils sefforcent de résoudre le problème suivant : quelle peut être la prétention de la science à atteindre la vérité si la science et lesprit de lhomme sont condamnés à ne pouvoir expliquer la réalité quà partir de ses apparences ? Les auteurs soutiennent ici la thèse selon laquelle, le mécanisme de la réalité ne pouvant jamais être directement observé, aucune théorie ne peut se prévaloir dêtre évidemment conforme à la réalité elle-même ; dautres modèles théoriques sont toujours possibles en fonction des avancées des découvertes de lhomme. Nous nous efforcerons ici dexpliquer comment les auteurs, après avoir exposé le problème de la possibilité de théories concurrentes pour expliquer une même réalité, en viennent à soutenir cette thèse à travers lanalogie entre lobservation ingénieuse dune montre dont le mécanisme reste inaccessible à son observateur et la recherche de lexplication du mécanisme de la réalité.
Les auteurs commencent par poser une affirmation (« Cest », l.1) présentée comme une vérité ou comme la correction dun point de vue (« en réalité », l.1). Lidée ici proposée sera explicitée à laide de la deuxième phrase de lextrait. Elle repose sur le principe selon lequel cest lensemble de nos hypothèses (« conjectures », l.1) organisées en un système sans doute déductif ou du moins obéissant aux règles de la logique, en tout cas théorique, et non une hypothèse considérées indépendamment des autres qui doit être évalué expérimentalement (« prouvé ou réfuté », cest-à-dire vérifié ou démontré faux). Les hypothèses dont on verra quelles sont scientifiques et- en particulier quelles appartiennent à la physique (comme le suggère lexemple de lhéliocentrisme ou la métaphore du mécanisme de la montre) sont donc considérées comme interdépendantes.
Cette interdépendance est dailleurs caractéristique de la démarche scientifique : cest avec lorganisation en système des acquis mathématiques de son temps, quEuclide donne naissance aux sciences mathématiques : avec ses Eléments de géométrie, il réussit à organiser logiquement des théorèmes épars en les déduisant dun nombre limité de définitions et de postulats (cest-à-dire de propositions premières indémontrées quil demande au lecteur daccepter).
Les auteurs insistent aussi sur le rôle de lexpérience dans les sciences. Lexpérience, appelée expérimentation dans le cadre des sciences, se caractérise par la mise à lépreuve des conséquences vérifiables des hypothèses théoriques à travers des énoncés dobservations.
Le rôle de lexpérimentation est de prouver une hypothèse, pour le dire vulgairement de la vérifier ou de la réfuter, cest-à-dire de démontrer sa fausseté. Remarquons dailleurs avec Karl Popper, que lexpérience na, à proprement parler, pas de pouvoir vérificateur car il existe une disproportion entre le caractère universel des lois scientifiques (elles sont censées valoir pour tous les phénomènes de même type) et le caractère nécessairement particulier des expériences mises en uvre. Cette disproportion était déjà relevée par David Hume, philosophe empiriste mais aussi sceptique quant à létendue du pouvoir de la validation expérimentale ; celle-ci ne constitue quun pis-aller inévitable dans lélaboration et la recherche de nos connaissances.
Les auteurs semblent alors vouloir illustrer leur propos par un exemple (« Dans le cas », l.3). Le « système de la mécanique » explique efficacement (« est remarquablement opérant », l.5) lhéliocentrisme (« des planètes qui se meuvent autour du soleil », l.3 et 4). Le mécanisme consiste à considérer la réalité comme un système dans lequel les phénomènes sont des effets de certaines causes motrices. Il soppose au finalisme en faisant léconomie de lhypothèse dune intention cachée de la nature. Ainsi cette explication mécaniste de lhéliocentrisme serait efficace (« opérant ») comme explication (il est en outre efficace pour comprendre comment exploiter et transformer cette réalité en permettant des progrès dans les techniques) et, en appliquant lidée formulée au début de lextrait, toutes les hypothèses qui le constituent ou quil implique auraient été prouvées par lexpérience.
Mais les auteurs concèdent (« néanmoins », l.5) que ce système explicatif nest pas le seul possible : un autre système dhypothèses, « basé sur des suppositions différentes » (l.6), peut être « opérant au même degré » (l.6 et 7). Comment cette équivalence entre plusieurs systèmes théoriques explicatifs est-elle possible alors que ces systèmes reposent sur des hypothèses différentes ? Où est la vérité si plusieurs théories reposant sur des hypothèses contradictoires sont possibles pour expliquer la réalité ? Cest ce problème que cette première partie du texte vient de poser et que Einstein et Infeld vont sefforcer de résoudre maintenant.Cette deuxième partie est typographiquement bien séparée de lexposition du problème par un alinéa et marquée par le retour à un propos général. Les auteurs vont ici expliquer en quoi consistent les limites de la vérité dans les sciences.
Einstein et Infeld sous-entendent dabord que les hypothèses dont ils parlaient plus haut reposent sur des « concepts » et précisent lobjet des sciences qui les intéressent ici : ces objets sont « physiques », il sagit donc des sciences qui sintéressent à la nature (« physis » en grec) et non des mathématiques ou des sciences humaines. Les concepts sont des idées censées représenter des éléments de la réalité à travers ce quils ont de commun (il sagit de « tenir ensemble », en latin « cum capere » des réalités apparemment disparates dans leurs aspects à travers des traits communs).
Les auteurs affirment que ces concepts physiques sont des « créations libres de lesprit humain ». Autrement dit, lorsque lesprit les conçoit, il ne sasservit pas à des réalités directement observables. En fait de liberté, il sagit plutôt ici de souligner que lesprit ne peut atteindre ces réalités en elles-mêmes comme le confirmera la suite du texte. Cette liberté est donc à la fois la marque dune puissance ingénieuse de lesprit humain (« Sil est ingénieux », l.14) mais aussi la marque des limites de la connaissance humaine qui ne parvient pas à représenter la réalité telle quelle est en elle-même. Ainsi, ces concepts ne sont pas « uniquement déterminés par le monde extérieur » (l.9 et 10) mais supposent une ingéniosité créatrice de lesprit. Newton, déjà, qui avait eu le génie dinventer le concept de gravitation universelle, expliquait bien que tout se passait comme si la réalité obéissait à cette force mais cette force de gravitation nétait pas directement donnée ni observable dans le « monde extérieur ». Ainsi, les concepts et la vérité en sciences physiques échappent à une conception naïve de la vérité conçue comme réalisme, comme copie du réel, comme effets de la réalité simprimant dans lesprit de lhomme. Pour préciser la nature de ce rapport entre la représentation théorique et hypothétique que se font les sciences physiques de la réalité et cette réalité elle-même, Einstein et Infeld vont développer une analogie à partir de la ligne 10.
Ils comparent en effet « leffort que nous faisons pour comprendre le monde » (l.10 et 11) à leffort dun homme qui essaierait ici de « comprendre le mécanisme dune montre fermée » (l.12). Après avoir ainsi annoncé les termes de lanalogie (l. 10 à 12) et souligné limpuissance des hommes à décortiquer, à disséquer le réel pour observer de quoi il est fait, Einstein et Infeld décrivent lactivité de lhomme qui cherche à comprendre le mécanisme de la montre. Ils utilisent un vocabulaire insistant sur le caractère sensible de linvestigation du chercheur : « il voit » (l.12), « il entend » (l.13). Les auteurs soulignent ainsi le caractère superficiel de ces observations reposant sur les sens. La montre restant fermée (« mais il na aucun moyen douvrir le boîtier », l.13 et 14), ces observations ne peuvent porter que sur les effets et les manifestations du mécanisme de la montre et non sur le mécanisme lui-même. Les causes et les effets réels qui constituent ce mécanisme restent inobservables : lhomme nen observe que des apparences, que des manifestations, des phénomènes. Alors quelle connaissance lobservateur peut-il acquérir de ce mécanisme et quel est le statut de cette connaissance ? La suite de lanalogie nous en informe.
La théorie explicative du physicien comme lexplication du fonctionnement de la montre par son observateur reste une « image » explicative ingénieuse (« Sil est ingénieux », l. 14). Ce faisant, il donne le critère qui fait la valeur de cette image : lexplication de ces observations, de ces apparences, de ces phénomènes, organisées en un système cohérent. Plus « limage » est « opérante » comme explication des phénomènes, plus grande est sa valeur scientifique. Le critère de valeur de cette image est donc son efficacité ou sa fécondité explicative. Les auteurs précisent immédiatement (« mais », l.15) que cette image nest pas la seule possible « pour expliquer ses observations » (l.16 et 17). Les auteurs expliquent cette limite de la portée de lexplication inventée : limage ne pourra jamais être comparée à un original, avec le « mécanisme réel » de la montre ou de la réalité ; lesprit de lhomme est condamné à observer des apparences de la réalité et non la nature même des choses qui composent cette réalité. Einstein et Infeld ajoutent (« et », l.18) que lingénieux observateur « ne peut même pas se représenter la possibilité ou la signification dune telle comparaison ». Ainsi lobservateur est condamné à penser que le mécanisme réel fonctionne comme sil était semblable à celui quil invente pour se le représenter sans jamais pouvoir directement le vérifier. Ainsi il existe une hétérogénéité irréductible entre le réel et la représentation quon en produit qui sexplique par le fait que le réel physique est concret alors que les concepts physiques sont des « créations » abstraites de « lesprit humain ».
Nous pouvons toutefois nous interroger sur lanalogie proposée par Einstein et Infeld, celle de la montre, car elle présuppose et suggère que la réalité obéit à un mécanisme alors que le mécanisme nest pas la seule manière de concevoir des modèles de représentation de la réalité. En effet, pourquoi ne pas considérer que la réalité puisse obéir à un finalisme : des intentions dun créateur de la réalité pourraient impliquer les mécanismes que ces fins commanderaient.
Le point de vue soutenu par Einstein et Infeld rompt avec une conception naïve du progrès scientifique : les sciences de la nature ne nous donnent pas une image de ce quest la réalité en elle-même, réalité que le savoir humain ne peut pas atteindre directement et le progrès scientifique nest pas alors seulement cumulatif, il nest pas une simple accumulation de connaissances plus précises qui trouveraient sans difficulté leur place dans un modèle définitif.
Certes le chercheur peut succomber à cette tentation de croire quune fois un modèle, une image de la réalité a été établi, il suffit den combler les lacunes, dexpliquer les phénomènes dont il na pas pu encore rendre compte mais cest cette image, ce modèle lui-même qui risque de devoir être transformé. Tel est dailleurs le rôle des « faits polémiques » (lexpression est de Louis de Broglie) qui contredisent une théorie ou un cadre théorique admis et nécessitent dinventer un nouveau cadre théorique. Ainsi le mouvement rétrograde de certaines planètes observé à partir de la Terre considéré comme centre avec Aristote et Ptolémée a nécessité linvention dun nouveau modèle de représentation : lhéliocentrisme copernicien et galiléen.
Ainsi, selon Einstein et Infeld, le principe du progrès scientifique consiste à adopter la représentation théorique la plus simple (« image [ ] de plus en plus simple », l. 20 et 21), la plus économe en hypothèses permettant en même temps de rendre compte, dexpliquer le maximum de phénomènes (« des domaines de plus en plus étendus de ses impressions sensibles », l.21 et 22). Il nen demeure pas moins, précisent les auteurs dans une dernière phrase, que ce progrès ne fait que tendre vers une « limite idéale de la connaissance » sans jamais pouvoir atteindre le cur de la réalité ni même prétendre avoir atteint cette limite. Lexistence de cette limite nest dailleurs présentée que comme lobjet dune croyance (« Il pourra aussi croire », l.22) car on ne pourra jamais être certain de lavoir atteinte et son existence ne sera donc jamais vérifiée, elle ne peut être que supposée ou présumée.
Toutefois cette « limite idéale » de la connaissance scientifique est le seul synonyme possible de la « vérité objective » pour lhomme, cest-à-dire quelle consiste en le modèle explicatif le plus fécond possible pour un esprit nécessairement limité à nobserver que des apparences de la réalité et non la réalité en elle-même. Les auteurs de cet extrait soutiennent ici un point de vue critique sur les possibilités de la connaissance humaine dont ils montrent bien les irréductibles limites. Déjà, Kant posait un regard critique analogue lorsquil sefforçait de démontrer les limites inhérentes à toute connaissance humaine condamnée à ne jamais connaître de la réalité que notre manière de la connaître sans jamais pouvoir accéder à la « chose en soi ». En effet, selon lauteur de la Critique de la raison pure, la réalité en soi ne nous est donnée que comme phénomènes ordonnés à travers les intuitions a priori de lespace et du temps propres à notre sensibilité (faculté de recevoir les données des sens). Ces données des sens ne sont donc perceptibles que comme phénomènes que notre entendement organise selon des catégories, cest-à-dire des concepts a priori de notre entendement qui juge ces données apparentes à notre sensibilité pour les constituer en connaissances. Sans forcément souscrire à cet idéalisme transcendantal, à cet « a priorisme », Einstein et Infeld nous informent que nous ne connaissons la réalité quà travers le crible des concepts scientifiques (quon pourrait donc qualifier da posteriori) réduits à sappliquer aux observations de notre sensibilité. La vérité objective ne sera donc jamais quun horizon pour la connaissance humaine et la connaissance scientifique quun pis-aller inévitable dans notre appréhension de la réalité.Ce texte est particulièrement intéressant parce que déminents scientifiques y manifestent une humble lucidité critique quant aux prétentions de la connaissance scientifique : celle-ci ne peut jamais que proposer un modèle dexplication des apparences sensibles de la réalité à travers des hypothèses théoriques abstraites inventées par le génie de lhomme et dont la valeur se mesure à leur fécondité explicative à partir dune exigence déconomie du nombre de ces hypothèses. Mais en aucun cas, le chercheur ne peut prétendre avoir atteint la réalité en elle-même et dautres systèmes théoriques tout aussi efficaces restent possibles.