"Attacher
une valeur égale aux opinions et aux imaginations de ceux qui
sont en désaccord entre eux, c'est une sottise. Il est clair,
en effet, que ou les uns ou les autres doivent nécessairement
se tromper. On peut s'en rendre compte à la lumière
de ce qui se passe dans la connaissance sensible : jamais, en effet,
la même chose ne paraît, aux uns, douce, et, aux autres,
le contraire du doux, à moins que, chez les uns, l'organe sensoriel
qui juge des saveurs en question ne soit vicié et endommagé.
Mais s'il en est ainsi, ce sont les uns qu'il faut prendre pour mesure
des choses, et non les autres. Et je le dis également pour
le bien et le mal, le beau et le laid, et les autres qualités
de ce genre. Professer, en effet, l'opinion dont il s'agit, revient
à croire que les choses sont telles qu'elles apparaissent à
ceux qui, pressant la partie inférieure du globe de l'il
avec le doigt, donnent ainsi à un seul objet l'apparence d'être
double ; c'est croire qu'il existe deux objets, parce qu'on en voit
deux, et qu'ensuite il n'y en a plus qu'un seul, puisque, pour ceux
qui ne font pas mouvoir le globe de l'il, l'objet un paraît
un."
Aristote
1 - Dégagez l'idée principale du texte et les étapes
de son argumentation.
2 - Expliquez :
a - " les uns ou les autres doivent nécessairement se
tromper "
b - " prendre pour mesure des choses ".
3 - Chacun peut-il avoir sa vérité ?
Remarques
:
N'oubliez pas que, cette fois, le sujet qui vous est proposé
est exactement du type de ceux qui vous seront proposés au
baccalauréat. Les questions qui vous sont posées vous
servent à construire votre explication et votre discussion.
Vous pouvez donc intégrer votre explication des citations (question
2) dans votre analyse de l'argumentation du texte ; soulignez ces
citations dans votre devoir afin que le correcteur soit certain que
vous les ayez étudiées. Prenez modèle sur les
corrigés distribués en cours.
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Aristote
commence par poser sa thèse critique d'une manière abrupte
: " c'est une sottise " dit-il du relativisme, c'est-à-dire
de cette conception de la vérité selon laquelle des jugements
contradictoires (" ceux qui sont en désaccord entre eux ")
sont d'égale valeur, sont admissibles. La thèse ici critiquée
par l'auteur est celle des sophistes de l'Antiquité qui, comme
Protagoras, prétendent que " toutes les opinions se valent
", que " l'homme est la mesure de toutes choses ".
Remarquons que l'auteur ne traite pas ici de jugements réfléchis
mais des " opinions " et des " imaginations ". Les
opinions sont de simples croyances qui ne sont pas étayées
par une argumentation solide, de sorte que l'on peut sans scrupule soutenir
une opinion ou une autre puisque l'on ne sait laquelle est vraie. De même
l'imagination est fantasque, les images sensibles qu'elle produit ne sont
pas directement issues de la réalité comme les perceptions
sensibles mais elles se substituent à ces perceptions dans notre
esprit. [De sorte que ni les opinions ni les imaginations ne se fondent
sur la réalité, ne s'ancrent en elles ; elles se substituent
à elle de manière arbitraire. A travers cette critique d'une
conception relativiste de la vérité, Aristote établit
une discrimination entre les modes de connaissance : l'opinion et l'imagination
ne s'enracinent pas dans la réalité ; les opinions peuvent
être proférées de manière arbitraire et les
images peuvent être des inventions de mon esprit à partir
des perceptions dont je me souviens. En revanche la perception sensible
elle ne peut se tromper sauf à utiliser un organe des sens qui
serait endommagé ou à être victime d'une illusion
(mais Aristote n'évoque cette possibilité que comme une
manipulation de nos sens et non comme un effet de la réalité
comme peut l'être le cheminement du rayonnement lumineux dans un
mirage.]
L'auteur argumente (" en effet ") sa thèse en invoquant
ce qu'il estime être une évidence : " Il est clair
". Selon lui, la contradiction n'est pas une divergence de jugements
qui révèle la nature relative de la réalité
mais c'est une erreur. Cette erreur est une nécessité (ce
qui ne peut pas ne pas être) [logique (de ma raison) et même
ontologique (de l'être même de la réalité)].
Aristote écrit " les uns ou les autres doivent nécessairement
se tromper ", il veut dire que si les uns disent vrai alors les
autres ne peuvent pas ne pas être dans l'erreur, c'est inévitable.
[Cette nécessité logique (" nécessairement ")
résulte du principe de contradiction, d' ailleurs formulé
par Aristote qui posa les bases de la logique. Ce principe de contradiction
se formule ainsi : " le même sujet n'admet pas en même
temps deux attributs contraires " ou ainsi "Une chose ne peut
pas à la fois être et n'être pas en un même sujet
et sous le même rapport" . Ce principe de contradiction lui-même
se déduit du principe d'identité selon lequel une chose
est elle-même et ne peut être autrement. Ce n'est donc pas
la chose qui en changeant provoquerait des jugements divergents mais c'est
parce que certains jugements sont faux et d'autres vrais que les apparences
d'une même chose sont divergentes. Les opinions et les imaginations
sont ce que l'on croit ou veut croire et non la réalité
jugée grâce à des arguments rationnels ou à
des expériences.]
Aristote illustre alors son argument par l'exemple de la connaissance
sensible à laquelle il compare implicitement l'opinion et l'imagination.
Il fait appel à un constat auquel nous, lecteur, pouvons participer
(" on peut s'en rendre compte "). Dans la connaissance sensible,
une même chose ne peut produire [,du même point de vue du
moins, ] des sensations contradictoires : " la même chose ne
paraît, aux uns, douce et, aux autres, le contraire du doux ".
Si cette contradiction se produit, elle a une explication : " l'organe
sensoriel " sur lequel le jugement de ceux qui se trompent ("
les uns ") se fonde est " vicié ou endommagé ".
La réalité même sensible n'est pas relative d'après
Aristote, chacun n'est pas la mesure de toute chose.
De cette condition (la contradiction entre des perceptions sensibles
vient d'une déficience de l'organe sensoriel d'un des contradicteurs),
Aristote fait une déduction : " Mais s'il en est ainsi,
ce sont les uns qu'il faut prendre pour mesure des choses, et non les
autres ". Mesurer les choses revient ici à les évaluer,
à les juger mais d'une manière objective et stable : un
critère, une unité de mesure de longueur, une règle
de géomètre n'est pas élastique et ne change pas
d'un utilisateur à un autre. C'est pourquoi le jugement ne peut
être une opinion, naïve et spontanée, ni une imagination,
sans règles et soumise à la fantaisie. Mais toute réalité
est-elle stable ? N'existe-t-il pas des réalités qui sont
différentes parce qu'elles ne sont pas relatives à des objets
mais aux sujets qui les perçoivent ? Chacun peut-il avoir sa vérité
? C'est à cette question que nous tâcherons de répondre
à la fin de cette explication.
Aristote procède alors à une généralisation
par une induction comme l'annonce " Et je le dis également
". Il ne limite pas cette nécessité de la non contradiction
aux jugements de sensations mais l'étend au jugement moral ou esthétique
ainsi qu'aux jugements portant sur toute autre qualité.
Il achève son argumentation (" en effet ") en
comparant l'attitude relativiste à la crédulité de
celui qui se laisserait naïvement abuser par une manipulation de
son il. Ainsi " professer " ce relativisme reviendrait
à accepter d'être victime d'une manipulation grossière
comme celle que l'on peut réaliser en " pressant la partie
inférieure du globe avec le doigt " et croire qu'un objet
est double alors que l'on voit qu'il est " un " lorsqu'on n'exerce
plus cette manipulation sur l'il.
Pourtant
n'existe-t-il pas des réalités qui sont différentes
parce qu'elles ne sont pas relatives à des objets mais aux sujets
qui les perçoivent ? Chacun peut-il avoir sa vérité
?
Chacun ne
peut pas avoir sa vérité concernant les réalités
objectives sinon il n'y aurait plus de vérité du tout ni
même de réalité mais uniquement des apparences ou
des illusions des choses comme si les uns et les autres ne vivions pas
dans le même monde. Dire par exemple que cette même chose
est blanche et, en même temps et du même point de vue, non
blanche, vide " blanche " de sa signification ; plus aucun jugement
à partir de cette qualité " blanche " n'est alors
possible et il vaudrait mieux se taire comme les sceptiques en prennent
le parti puisque selon eux, on ne peut jamais être certain d'atteindre
la vérité. Ainsi le relativisme conduit à une impossibilité
logique (si toutes les opinions se valent et sont vraies alors on ne peut
discuter, dialoguer et rien ne sert de chercher à avoir raison).
On entrevoit le danger d'un tel laxisme (=laisser-aller) intellectuel
qui devient une porte ouverte à l'acceptation des points de vue
les plus aberrants. L'exigence de rationalité de la conviction
cède alors la place aux ruses de la persuasion : il suffit de faire
paraître vraie une opinion. Le relativisme conduit aussi à
une impossibilité ontologique : la réalité n'est
plus unique mais plurielle (= plusieurs), elle disparaît derrière
une somme d'apparences un peu comme le monde réel s'efface dans
un monde virtuel, dans les hallucinations des personnages de Matrix.
Toutefois concernant les réalités subjectives, celles qui
sont constituées de nos sentiments, qui sont singulières
c'est-à-dire propres à chacun, chacun la juge de son propre
point de vue. Ainsi la même musique peut paraître triste aux
uns et plaisante aux autres ; mais ce jugement ne porte pas sur la qualité
de la musique en elle-même mais plutôt sur la qualité
de celui qui l'écoute ou, plus précisément, sur l'interaction
entre les qualités objectives d'une musique (sa mélodie
par exemple, son rythme, etc) et les qualités subjectives particulières
et changeantes de la personne qui l'écoute (telle personne est
mélancolique aujourd'hui, telle autre est joyeuse à ce moment).
Mais ici la connaissance porte moins sur la musique elle-même que
sur l'état de celui qui l'écoute.
C'est pourquoi Aristote écrivait par ailleurs qu'il ne peut y avoir
de science que du général alors que les sentiments eux sont
souvent particuliers et varient en fonction de l'histoire et du caractère
singuliers des individus. L'important est alors de ne pas confondre la
réalité objective et la réalité subjective
(des sentiments par exemple). La réalité objective est mesurable
de n'importe place alors que les sentiments ne sont mesurables que si
l'on se met à la place de celui qui les éprouve, si cela
est néanmoins possible.
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